lundi 27 août 2007

LES PETITS BONHEURS

   
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C'ÉTAIT UN DIMANCHE

                          Il fait beau. C'est le printemps. C'est dimanche. On s'est levé presque aussi tôt que les autres jours de la semaine. On a dégagé les cendres chaudes qui encombraient le foyer du potager aux carreaux de faïence blancs. On a un peu soufflé sur les braises, rajouté trois morceaux de charbon de bois, chaque fois trois morceaux, que l'on a fait se chevaucher précautionneusement. Les braises ont rougi, craqué un peu, lancé quelques étincelles, puis les petites flammes bleues ont trembloté. On a fait chauffer la casserole. On s'est assis sur le tabouret. On a coincé le moulin entre ses deux genoux. On a tourné la manivelle. On a fait le café, trempant la chaussette dans le liquide frémissant, juste le temps qu'il fallait. On a pendu la chaussette à un clou, au-dessus de l'évier. Quand le marc sera égoutté, on le récupérera pour le mettre sur la terre des pots de géraniums. On a versé le liquide à la fois brun et doré, dans le grand bol blanc à liseré bleu. Un peu de vapeur s'est élevée. Cela sentait bon. On a entendu, en haut de l'escalier, les enfants qui commençaient à remuer. On a pris le bol dans ses deux paumes. On s'est chauffé les mains. On a posé le bol sur la table recouverte d'une toile cirée. On a sorti de sa poche le couteau à manche de corne. On l'a ouvert. On est allé chercher le beurre dans le garde-manger, conservé dans son pot de terre cuite. On a sorti le pain de la huche, dont on a rabattu le couvercle. Il a fait un bruit sec. On s'est taillé une tartine. On l'a enduite soigneusement. On est assis maintenant. Les autres jours, on boit son café et on mange son pain en restant debout, près du foyer si c'est l'hiver, devant la fenêtre ouverte si c'est la belle saison. Aujourd'hui, c'est dimanche. Le dimanche, on prend le temps de s'asseoir. On coupe la tartine en petits morceaux, l'un après l'autre. On les porte à sa bouche en les tenant entre la lame et le pouce. Les coqs chantent, le cheval renâcle dans l'écurie, les pigeons roucoulent, les veaux se lamentent. On reprend le bol à deux mains. On le vide. On saisit le torchon. On essuie sa moustache, que l'on porte tombante comme celle d'un Gaulois, épaisse et fournie.

L'oncle Marcel chausse ses sabots et va soigner ses bêtes. La tante Élise est descendue à son tour. Elle a auparavant "secoué les drôles". Elle leur prépare le déjeuner.
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Tout à l'heure, l'oncle Marcel reviendra, quand l'angélus sonnera. C'est dimanche. On se rase, le dimanche. L'oncle Marcel ne va pas à la messe, mais, le dimanche, il a sa propre cérémonie. Comme il fait beau, cela se passera dans le "quéreu", près de la margelle du puits. Ce n'est pas la seule cérémonie que l'on célèbre auprès du puits ! _ Les femmes s'y rassemblent pour éplucher les légumes, pour tremper le linge ... Elles y vont trente fois par jour, afin de tirer de l'eau pour la toilette, pour la bouillie des veaux, pour la pâtée des canards ... Elles remplissent le seau pour laver le sol de la grande salle ou celui de la cour. Elles vont au puits pour papoter, pour caqueter, pour chipoter ...

Mais le dimanche, à l'heure où sonnent les cloches de l'église, c'est mon oncle Marcel qui occupe les lieux. Il ne déteste d'ailleurs pas que les gamins se rassemblent pour le regarder. Je vous le dis, c'est une cérémonie !

Aujourd'hui, mon oncle commence par ôter sa chemise. Il la pose sur le dossier de la chaise qu'il a apportée là. Les longues manches pendent presque jusqu'à terre. Pas tout à fait, c'est toujours de la même chaise que se sert mon oncle, son dossier a juste assez de hauteur pour que les poignets ne traînent pas à terre. Il a le torse moulé, maintenant, dans un maillot de laine, dont il ne se départit jamais, quelle que soit la saison. Pour la cérémonie du rasage, il l'ôte cependant, en le faisant passer par-dessus la tête. Le maillot rejoint la chemise. Mon oncle a le torse nu maintenant, torse puissant, bras musclés ... Dame, on n'a pas tout à fait par hasard servi dans les hussards, les hussards à crinière. Mon oncle tient à ce que cela se sache. Et puis, mon oncle torse nu ... Il a conservé autour du ventre sa large ceinture de flanelle, sa ceinture rouge. La ceinture de flanelle, on ne l'enlève jamais, quelle que soit la saison ... On peut tomber la veste, quand on travaille dans les vignes, on peut tomber la chemise, on peut même ôter le pantalon s'il fait trop chaud, on poursuit le travail en conservant le caleçon long ... Mais le maillot, le caleçon, la ceinture de flanelle rouge ... Jamais on ne les ôtera ! Ils appartiennent au décor coutumier de ce pays de vignes.
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Mon oncle tire un seau d'eau, d'un seul trait. La poulie et la chaîne n'auront qu'un seul chant, bref et continu. On a entendu un plouf puis la poulie et la chaîne ont encore chanté. Cela a été très vite fait. Le seau est resté en équilibre sur la margelle. A côté, à l'angle de l'abreuvoir avait été préparée la cuvette de fer étamé. Mon oncle sait qu'on le regarde. Il y a toujours quelqu'un qui le regarde pendant la cérémonie ... L'officiant vide une partie du seau dans la cuvette, puis il gonfle largement la poitrine, y faisant pénétrer tout l'air qu'elle peut contenir. Il lève les bras, magnifique. Il plonge alors la tête dans la bassine. Il s'asperge et asperge le pavé tout alentour, soufflant bruyamment. Il se savonne abondamment, se rince en projetant de l'eau partout une nouvelle fois. Il vide la cuvette dans le caniveau. C'est alors, que le vrai spectacle commence, grandiose !

Mon oncle a essuyé son visage avec un ample torchon à carreaux. Il attache le torchon autour de son cou. On s'aperçoit alors que tout était prévu : Sur la chaise, il y a le bol, le blaireau, le bâton de savon à barbe, le petit bloc rectangulaire de la pierre hémostatique, translucide, presque transparente, magique quelque peu, qui sera utilisée seulement en cas de coupure. Il y a un journal plié en quatre. Il y a aussi le rasoir, dit coupe-choux, rangé dans son étui de carton gravé de lettres dorées. Mon oncle le sortira, le moment venu, avec précaution. Il le dépliera avec respect, en tâtera le tranchant avec le gras du pouce ... Il faut le faire, ce n'est pas rien, tâter le tranchant du rasoir, sans se couper, avec le gras du pouce ! J'en connais qui se feraient une belle estafilade ! Mon oncle ne se blesse jamais. Sur la chaise, il y a aussi une longue lanière de cuir, large de trois doigts, longue d'une coudée.
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Au mur proche il y a un clou, planté là tout exprès. La lanière de cuir se termine par un anneau qu'on accroche au clou. Mon oncle la tend en tirant de la main gauche. Elle est luisante, grasse un peu, enduite et légèrement abrasive. De la main droite, il fait glisser le rasoir, de bas en haut puis, après une virevolte rapide, de haut en bas. La lame prête une fois la face où s'inscrit le nom du fabricant, la fois suivante la seconde face, vierge, glacée. Au moment de la virevolte, il se produit un éclair argenté. C'est une manoeuvre à la fois pompeuse, inquiétante, mystérieuse. Le bras droit suit le mouvement, amplement, dégageant le coude. Mon oncle, à ce moment-là, siffle la "Diane", comme à la caserne. Ensuite, il saisit le bol. C'est un bol identique à celui que l'on réserve au petit déjeuner, mais il est orné d'un liseré rouge, celui-là. Il le saisit au creux d'une seule main, la gauche, les doigts enveloppants. Il y verse quelques gouttes d'eau et, à ce moment-là il fait bien penser à un officiant recueillant le liquide versé d'une burette. Il mouille le blaireau, ce qui a pour effet d'en agglutiner les poils auparavant épanouis comme les innombrables pétales d'une fleur tropicale. De la main gauche, il saisit le bâton de savon, de la main droite il frotte le blaireau contre le savon. Ensuite, c'est au fond du bol que cela se passe : Il fait mousser le savon comme ma mère fait, à l'aide d'un fouet, monter les oeufs en neige quand elle prépare des "îles-flottantes" pour un repas de fête. C'est avec volupté qu'il fait tourner le blaireau dans le bol, en le tenant entre trois doigts par son manche nickelé. La mousse se développe, monte, monte jusqu'au ras du bol. Il tourne toujours, toujours sifflant, mais c'est alors la "Charge" qu'il siffle, la charge de Cavalerie. Il faut que la mousse devienne bien blanche et qu'elle soit assez ferme. Alors le sifflement cesse. Se regardant dans le miroir accroché au même clou qui, tout à l'heure, a soutenu la courroie, mon oncle entreprend de faire mousser le savon sur son visage et sur son cou. Cela prend un temps infini, surtout s'il y avait là quelque gamin pour regarder. Là aussi, il faut que la mousse soit bien ferme et bien développée. Le blaireau, en larges cercles, parcoure les joues, à petits coups passe près des oreilles ... D'un coup de torchon, dont il entortille un coin, mon oncle débouche une oreille dans laquelle la mousse a pénétré. Le blaireau, ayant fait le va et vient entre le bol et le visage se fait tendre, voluptueux, insistant, avec une évidente maestria et une jouissance extrême. Il prend son temps. L'opération s'achève sur le cou, remontant en larges à-plats sous le menton. Le blaireau et le bol regagnent alors leur place sur la chaise.
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Mon oncle s'examine à nouveau attentivement dans le miroir, en tâtant du bout des doigts. Il saisit le rasoir. Il l'ouvre, mais plus qu'à demi, le manche faisant un angle très ouvert avec la lame. Le petit doigt se pose sur une sorte d'ergot spécialement prévu à cet effet, la lame est tenue entre le pouce, l'index et le majeur légèrement replié. Nous entrons dans la phase la plus spectaculaire de la cérémonie ... Il faut se taire et retenir son souffle. C'est solennel.

La lame attaque toujours au même endroit, au creux du menton, un peu sur la droite. A petits coups, tout petits, elle creuse son chemin dans la neige, laquelle se soulève en bourrelet qui devient vite grisâtre, de tous les poils agglomérés coupés net, au ras de la peau. Celle-ci réapparait, rose. Mon oncle a saisi le journal de la main gauche et, après chaque trajet de la lame, il essuie celle-ci. L'un après l'autre, des petits tas de neige sale sont déposés sur le bord du papier. A chaque dépôt, ils progressent jusqu'à jalonner la moitié du périmètre du journal. Les en-avant de la lame se font plus hardis sur les joues, là où la peau est plus plate. Au ras des oreilles, ils se font plus courts, précautionneux. De la main gauche, mon oncle se tire l'oreille droite, le bras passant sous le menton : Il faut tendre la peau pour faciliter la course de la lame. Le masque tombe petit à petit. La figure de mon oncle réapparait. Avant l'opération, ne s'étant pas rasé de la semaine, mon oncle avait le visage noir et hirsute. Il apparait rose maintenant, presque aussi rose que celui d'un bébé. C'est comme une nouvelle naissance. Cela se termine en une ultime phase : Mon oncle se saisit le bout du nez entre le pouce et l'index de la main gauche. Il tire, en se soulevant le nez. Attentivement il rase le pourtour de sa moustache, lui donnant de la netteté. Il pose le rasoir et le journal. Il s'essuie le visage en l'enfouissant dans le torchon. Lorsqu'il relève la tête, c'est pour siffler "Aux Champs" !
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_ Vous pourriez croire que la cérémonie est terminée ? _ Point du tout : Nous n'en sommes encore qu'à la pause, à l'entracte en quelque sorte ! Tout recommence, dans le même ordre, avec les mêmes gestes, le même cérémonial : Repassage de la lame sur la courroie tendue, mousse dans le bol, mousse sur le visage, petit doigt sur l'ergot, manche de l'outil à demi replié ... Deuxième rasage, mais à rebours cette fois-ci, en remontant sur les joues, en remontant sur le cou ... Essuyage de la lame sur le journal, tout autour des deux côtés restés propres lors de la première opération. Mêmes attitudes, en tirant sur l'oreille, en tirant sur la joue, sur le nez ... Mêmes sifflements, mêmes ébrouements. Au bout du compte, cela se termine toujours par la sonnerie " A la soupe !" ... Allez donc savoir pourquoi !

Ramenant ses affaires à la maison, mon oncle Marcel va se changer (c'est dimanche !); il embrasse la tante Élise :

" Étrenne ma barbe", lui dit-il. Puis il part au café pour "faire la partie" ... Au moment même où il passe le portail, les cloches sonnent à nouveau, les cloches de l'église, pour la messe.
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J'ai vu une fois, un jour de fête, mon oncle Marcel assis sur le fauteuil du coiffeur. Ce n'était plus lui l'officiant, mais il avait l'air de jouir encore plus pleinement de la situation. Dans ce fauteuil, il était à demi allongé. Il avait la tête renversée en arrière sur un appui-tête. Il tenait à deux mains un journal qu'il lisait. Le coiffeur lui tenait le bout du nez entre deux doigts. La lame, ici aussi faisait jaillir des éclairs et crissait. Elle était essuyée sur un papier de soie immaculé ... Moi, je préfère de très loin voir mon oncle se raser lui-même : Chez le coiffeur, mon oncle me semble manipulé comme un objet : On lui tourne la tête, on lui penche le cou, il ne siffle ni "Aux Champs" ni la "Diane"... Et puis, dans la boutique du coiffeur, il n'y a pas de place pour moi. J'en suis réduit à épier par la porte, quand elle est restée entrouverte.

Vous dirai-je que, l'âge étant venu, je fus bien frustré lorsque ma mère m'offrit mon premier rasoir ? _ Ce n'était plus un coupe-choux, mais c'était un "Gilette", un rasoir mécanique, utilisant des lames "de sûreté", plates, enveloppées dans un papier sulfurisé légèrement gras, puis dans un papier plus fort, savamment plié ... On changeait de lame tous les jours parce que son tranchant s'usait vite. On n'utilisait plus le blaireau. On se servait d'un "savon-crème", que l'on prenait directement avec le bout des doigts dans sa boîte. On ne mettait plus le petit doigt sur l'ergot. On n'essuyait plus de lame sur le bord du journal ... Allez donc siffler la "Charge" de la Cavalerie ! _ Voilà comment les jeunes-gens se sentent frustrés ! J'essayai ensuite le rasoir électrique, mais ce gros insecte qu'il fallait tenir à la main, qui bourdonnait et faisait vibrer mes tempes était très désagréable et je le trouvais très irritant pour mes joues, très lent et trop peu précis dans son office. Je revins au rasoir "mécanique" dès que celui-ci fit les progrès que l'on sait. J'ai, cependant, dans un tiroir, toujours, un vieux coupe-choux qui me vient de je-ne-sais-où ... Saurais-je m'en servir ?



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LA PÊCHE AUX CAGOUILLES






              Il a plu toute la nuit, des cordes, ou bien des hallebardes, comme vous voudrez. La pluie est tombée dru sur les tuiles. On entendait l'eau rejaillir de la gouttière trop étroite. Ce matin, il pleut encore. Cela s'est calmé, mais il pleut encore. Quand on a ouvert les volets, on a vu le ciel uniformément gris, avec un bandeau beaucoup plus noir, presque violet, vers l'ouest, au-dessus des grands pins. Maintenant, il pleut régulièrement. Ces pluies de la fin septembre durent parfois toute la journée. C'est bien parti !

_ "Que faire de cette journée ?"

La question ne se pose pas ... Il pleut ? ... On va aux escargots ! ... Chez nous, on dit que l'on va aux "cagouilles". La "cagouille", c'est ce que vous appelez le "petit gris", vous autres, gens des villes !

_ "Tu mettras ton vieil imperméable ... Ne vas pas me salir celui qui est tout neuf, ou me le déchirer aux épines des ronces !"

Le petit déjeuner pris à la va vite, dans l'excitation des matinées de départ à la chasse, toute la famille se retrouve dans le coin du chai, là où on remise les vêtements de pêche. Va-t-on à la chasse, ou bien à la pêche ? _ C'est selon ... L'escargot fait partie de la famille des gastéropodes, comme la plupart des coquillages marins ... Va pour la pêche aux cagouilles ! _ Du reste, on s'équipe de la même façon que pour aller relever les filets sur l'estran, on emporte le même sabre, que l'on appelle un espiot ("espiot' ", en prononçant le t final, comme chez nous). ... Un sabre ? _ Oui, un sabre de fer forgé, avec un manche en bois. Pour la pêche aux crabes, son extrémité recourbée croche dans le roc que l'on veut retourner, pour la pêche aux mulets, on frappe le poisson avec le tranchant de la lame ... Pour la pêche aux cagouilles, on emporte toujours un " espiot' ", on l'utilise pour écarter les branches ... Et puis, on ne sait jamais ... Si l'on voyait un serpent !
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Chapeau aux rebords dégoulinants, imperméable ou "ciré" de marin, col relevé ... Pantalons choisis parmi ceux "qui ne craignent plus rien", bottes ( Les bottes sont indispensables pour patauger dans les flaques où l'on voit, sans fin, rebondir les gouttes). Le père part sur le côté droit du chemin, la mère à gauche. Les enfants passent derrière les fourrés des ronciers ... Ah ! J'oubliais de dire que, pour aller à la "pêche aux cagouilles", chacun emporte un panier à salade, tenu dans la main gauche. Le panier à salade, en fil de fer, c'est indispensable, on ne pourrait imaginer de partir sans panier à salade ! ... On voit de plus en plus souvent des gens aller "aux escargots" en emportant un simple pochon de matière plastique transparent, orné ou non de la marque d'un grand magasin. Hérésie ! ... D'ailleurs, ceux-là, je l'ai dit ... L'avez-vous remarqué ? ... Ils vont aux escargots, pas aux "cagouilles" ! Le pochon en plastique, qui pendouille tristement, flasque, mouillé, enduit de bave, c'est ce qui permet de reconnaître les gens qui ne "sont pas d'ici". Ce sont, à coup sûr, ou à peu près, des vacanciers ... Il y en a encore en septembre !

Les adultes ramassent les cagouilles au bord de la route, à la lisière de l'herbe qui fait ourlet sur le bas-côté. Les enfants fouinent à l'entrée des terriers de lapins, sous les épines. Les "cagouilles" rampent sur l'herbe aplatie par les passages. Par endroits, elles laissent sur les plus larges feuilles un sillage brillant, argenté. De la bave, direz-vous ? _ Si vous voulez mais, avouez-le, les "cagouilles" ont inventé un moyen bien efficace d'améliorer la glisse !

_ "Attention aux serpents !"

_ "Tu en as vu quelquefois, toi, des serpents ?"

_ "Non, mais ce que j'ai souvent aperçu, ce sont les fils de laitons des collets que pose Gentil, le braconnier ! Tu as vu comment il les entortille pour faire ses noeuds coulants ?"
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Quand on a vu une "cagouille", on la saisit entre le pouce et l'index. S'il y en a beaucoup ce jour-là, on se dépêche de la déposer dans le panier à salade. S'il y en a moins, on prend son temps. On peut même la déposer sur sa main. Le contact est rugueux, plus qu'on ne le pensait. Le pied s'étale, fait un peu ventouse. La coquille s'équilibre ... A-t-on remarqué qu'elle s'enroule toujours dans le même sens, de droite à gauche ? _ La pointe de l'enroulement se situe immanquablement à droite. Peu de coquilles échappent à cette règle, qu'il s'agisse de gastéropodes terrestres ou de gastéropodes marins ... Gastéropodes ... Curieux animaux qui marcheraient sur leur estomac ! Je persiste à dire qu'il marchent sur leur pied. Même si je sais que ce pied n'en est pas vraiment un. Je sais aussi que, comble d'originalité, le manteau du mollusque abrite ses poumons !

Dans le panier à salade, les "cagouilles" commencent à s'accumuler. Elles cherchent la liberté. Plusieurs passent la tête entre les fils de fer. Elles allongent chacune deux paires d'antennes qui tâtonnent en tous sens. Une paire d'antennes longues, qui portent les yeux ( Cela fait un peu penser aux petits hommes verts des histoires de Martiens ! ), une paire d'antennes plus courtes, uniquement tactiles. Un certain nombre d'escargots ont réussi à grimper jusqu'au bord du panier, là où le fil de fer, tressé, fait un petit bourrelet. Leur coquille est encore dans le panier, l'arrière de leur pied est encore collé à l'intérieur, mais tout l'avant, redressé, est déjà dehors ... La tête tourne en tous sens, les antennes explorent le vide. Les bestioles, prudemment, prennent le temps de l'expectative. Touchez une antenne, elle se replie comme le périscope d'un sous-marin. Touchez deux antennes à la fois, vous avez toutes les chances de les voir se replier toutes les quatre. C'est curieux, la façon dont elles se replient : Elles rentrent en elle-même comme on pourrait le faire d'un doigt de gant. Vous n'aurez pas à attendre, pour peu que vous laissiez la bestiole en paix : Même si la tête s'est repliée tout entière dans la coquille, elle réapparaîtra bien vite, ressortira ses antennes, reprendra ses explorations. D'un léger coup, léger mais sec, vous faites retomber tout le monde dans le fond du panier.
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Avez-vous déjà vu deux "cagouilles" en train de faire l'amour ? ... Mon père n'a pas voulu m'expliquer, mais je sais bien moi :

_" Tu trouves deux cagouilles attachées l'une à l'autre par la tête ... Tu tires doucement pour les séparer ... Tu t'aperçois que chacune est pénétrée, sur le côté de la tête, par un long filament blanchâtre, un peu livide. Quelle chance ! Les "cagouilles" sont hermaphrodites ... Mâle et femelle en même temps ... Doublement des sensations sexuelles ... L'extase ! Maintenant, si tu trouves, une "cagouille" qui a la tête enfoncée dans la terre meuble d'un pot de fleurs, ou bien dans l'humus d'une plate-bande, ne la dérange pas : Elle est en train de pondre. Si tu grattes la terre, tu trouveras des oeufs ronds, tout blancs, en grappes ... Une seule "cagouille" en pond des quantités, d'où sortiront, un mois après, les petites"cagouilles" nouvelles-nées. Et comme chaque bestiole est à la fois mâle et femelle, chacune pondra ... Cela fera beaucoup, beaucoup de petites "cagouilles". Attention aux salades ! Il suffit de répandre autour des plates-bandes de la sciure de bois ou, mieux, de la cendre de bois ... On ne passe pas : Les "cagouilles" ne franchissent pas ces obstacles ! Nul besoin de produits chimiques qui détruisent tout.
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Cela sent bon la mûre et les feuilles mouillées. Les semelles des bottes clapotent dans les flaques d'eau jaune. L'eau qui dégouline des rebords du chapeau se glisse bien dans votre cou et descend le long de votre échine, mais il ne fait pas froid. Au contraire, l'air est moite, un peu comme dans la buanderie, un jour de lessive. Les mouettes se sont réfugiées dans les marais, un courlis rappelle. Un merle est parti d'un buisson, à ras terre, en lançant un trille ... On a eu un sursaut de surprise. On est heureux. Les chasseurs d'escargots venus de quelque terrain de camping se sont éloignés. On est seuls. On est "chez nous".

_ "Tu en as beaucoup ? "

Tout à l'heure, je suis arrivé dans un pré qui n'était pas cultivé. Il y avait là des pieds de fenouil, des lamiers blancs, d'antres plantes encore, à hautes tiges terminées par des ombelles porteuses de grosses graines. Les "cagouilles" étaient sorties de l'herbe mouillée. Elles avaient grimpé le long des hampes. Il n'y avait pas besoin de se baisser : J'ai cueilli les "cagouilles" comme on cueillerait des mûres ou des prunelles ! Il y en avait, mais il y en avait ! Tiens, regarde plutôt !

_ "Tu viendras avec moi tout à l'heure. Je sais où on va en trouver ... En trouver des quantités ! "

_ "Où donc ?"

_ "Tu vas voir ... Mais il ne faut pas le dire aux parents : Sur les cloches à melons du père Conil ... Il y en a plein ! Et puis, il y en a plein aussi dans le fond de son jardin, sous les tuiles entassées et sous les pots de fleurs vides. Il suffit de passer sous les barbelés ...
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Vous disiez qu'il y en a qui s'ennuient, par les jours de pluie ? ... Et si vous ne connaissez pas la recette, pour préparer les "cagouilles" à la Charentaise, demandez à ma grand'mère, elle s'y connaît !




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LES BAINS-DOUCHES





                            C'est un beau bâtiment, qui se veut néoclassique en quelque sorte. Il se trouve place "Pique-Mouche", ainsi appelée parce qu'autrefois, c'était là, tout autour, que se trouvaient les remises à chevaux de la ville. A l'heure actuelle, il abrite un théâtre mais au fronton figure l'inscription :

" SOIS PROPRE " --- Caton.

               De mon temps, comme disent toutes les personnes de mon âge, ce bâtiment abritait les bains-douches. Tous les dimanches matin, nous allions là pour nous laver. Notre mère nous remettait à chacun une serviette et un morceau de savon, un peu de monnaie pour payer l'accès en ce paradis.

                On traversait le terrain des "fortifications" et, dès que l'on atteignait les premiers platanes du square, on entendait monter, confuse mais éclatante, la clameur des bains-douches. C'était au-milieu de cette clameur amplifiée que l'on passait la porte. La responsable avait là son poste, dès l'entrée du hall. On la distinguait encore assez bien, malgré les volutes de buée qui s'enroulaient et se déroulaient. Ici, on pouvait encore distinguer des formes, et même quelques couleurs. L'employée était moins qu'avenante. On payait, elle donnait un ticket, arraché d'un carnet à souches. On passait alors la deuxième porte. Là, on ne voyait plus rien : Le brouillard était plus épais que dans les marais écossais, en automne au bord du Loch Ness ! En se baissant un peu on réussissait à apercevoir les portes des cabines. Il fallait en trouver une qui soit vacante. Je ne sais trop où se trouvaient les chaudières, mais on les entendait ronfler. On entendait siffler la tuyauterie. On entendait gicler les pommes de douches. On entendait surtout les chants et les sifflements des gens qui étaient en train de se laver ... On ne les verrait pas, chacun arrivant dans le brouillard, s'enfermant dans sa cabine, repartant dans le même brouillard.
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                   Comment dire ? _ Aller aux bains-douches, c'était s'enfoncer dans une fête barbare : Des voix de stentors hurlaient des airs d'opéras ... Airs différents les uns des autres ! D'aucuns chantaient la Marseillaise, d'autres l'Internationale, certains parvenaient, au-milieu de tout cela, à faire entendre une romance de Tino Rossi. Il y avait parfois des hurlements sauvages d'Indiens des Montagnes Rocheuses, modulés, prolongés. Il y avait aussi des Yodelis tyroliens, que sais-je encore ! Des portes claquaient. La responsable criait et tambourinait des deux poings sur les portes :

_ " C'est fini ! C'est l'heure ! Il y en a qui attendent leur tour ! "

            Protestations de ceux qui affirmaient qu'ils venaient juste d'entrer ... On avait droit à dix minutes. En fait, si l'on restait sourd aux vociférations et aux tambourinements, on parvenait à faire durer le temps, un peu ...

            Une fois refermée la porte de la cabine, le verrou tiré, on était chez soi. Dans le brouillard toujours, mais on était chez soi. On pouvait se déshabiller, accrocher aux patères les vêtements et la serviette, ouvrir les deux robinets l'un après l'autre, en se tenant de biais pour ne pas recevoir les premiers jets, ou bien trop chauds ou bien glacés. L'eau coulait, en véritable cataracte. On hurlait quand la savonnette nous glissait des mains. On frottait, frottait. On chantait la Marseillaise, comme les autres ... Et on faisait, avec délices et ardeur, mousser le savon. Dans nos pays, le sauna est une introduction moderne. Les nuages de vapeur qui envahissaient nos douches devaient bien avoir sur nos corps et nos esprits les mêmes effets toniques que ceux d'un sauna. En tout cas, sortant de là, on avait vraiment l'impression de faire partie d'un peuple et d'avoir communié avec ceux qui le composaient : L'établissement des bains-douches comme temple d'une république ... La République de Caton !

_ " Allez, c'est fini ! Il y en a d'autres qui attendent ! Il faut sortir !




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LA TOUSSAINT






                      C'est la Fête des Morts ou c'est la Fête de tous les Saints ? _ Qu'importe, et qui vraiment les distingue ? _ C'est Novembre qui vient. Il pleut, évidemment. Tous les ans, il pleut à la Toussaint. Mais il ne pleut pas vraiment, juste un petit crachin. A vrai dire, un nuage très bas qui s'étend sur la terre. On ne verra pas le ciel aujourd'hui. Les toits sont luisants, les trottoirs aussi.

_ " Si tu sors, mets ton imperméable et prends un parapluie."

_ "Tiens, c'est vrai, il n'y a pas le moindre souffle de vent. Je peux prendre mon parapluie".

                  Dès que la porte est ouverte, on s'aperçoit qu'en fait, il ne pleut plus du tout. La rue est envahie par la ouate, une ouate épaisse, moelleuse, enveloppante, humide, bien sûr, mais en quelque sorte très douce, très rassurante. On y baigne. Allons, inutile de déplier le parapluie !

                  À la Toussaint, l'air a le goût du miel, un miel qui serait âcre un peu, parfumé de cinéraire, d'absinthe, de mélisse. Miel tiède, douçâtre. Ce n'est pas triste, la Toussaint. C'est la fête, une fête un peu mélancolique sans doute, mais c'est la fête. Fête du souvenir, et le souvenir est chose très douce car ne reviennent en mémoire que les choses douces, la plupart du temps .
Penser à la grand'mère et à ses aiguilles à tricoter, qu'elle croisera et décroisera éternellement, son ouvrage sur les genoux et qui, petit à petit s'allonge. Penser au grand-père, à la canne qu'il balance tandis qu'il raconte, qu'il raconte ... Penser à tous ceux qu'on a connus et qu'on a accompagnés là, un jour, vers le cimetière de la ville.
*
                   Le cimetière, c'est aujourd'hui un champ de fleurs, et ce sont ces fleurs qui donnent à l'air son goût de miel. Dès qu'on entre dans le quartier, ils sont là, les marchands de fleurs ... Des chrysanthèmes, presque partout : Tout au long des trottoirs, au pied des murs, jusque dans l'ouverture du portail. Ce n'est pas triste la Toussaint. Qui prétendrait qu'elles sont tristes, les fleurs des chrysanthèmes ? Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les formes : Des simples, des sophistiquées, des frisées. Il y en a qui font des boules, d'énormes boules, d'autres forment, issues d'un même pot, un fastueux bouquet, une gerbe presque, de petites fleurs serrées les unes contre les autres. Il y a du violet, du blanc, du jaune, du brun mordoré, de l'or, de la moire.

                    Les aviez vous vues, ces rangées de plantes en pots, sous les serres des horticulteurs ? Lorsque vous étiez allé là-bas en visite, toutes les feuilles étaient saines, fraîches, mais les fleurs, toutes, étaient encore en boutons, fermées sous les sépales bien serrés. Un petit tuyau noir courait au sol, distribuant l'eau d'arrosage au goutte à goutte, par des embranchements multiples. On pensait inévitablement à un élevage de petits poussins ... Eux aussi sont abreuvés au goutte à goutte ... Sous les serres, tout est mesuré : L'eau, bien sûr, mais aussi la température, l'éclairage, l'humidité de l'air, que sais-je encore ! ... Dame, c'est pour le jour de la Toussaint que les fleurs doivent être épanouies, ni la veille, ni le lendemain. Les boutons devront tous éclater au même instant. Le goutte à goutte est une clepsydre ... A la dernière goutte, tout doit exploser ... Et tout explose en effet, de toutes ses merveilles !

                      Autrefois, les pots de fleurs arrivaient sur de longues voitures à bras, poussées par des garçons en tabliers. Ces voitures, c'était des massifs de fleurs ambulants ! Maintenant, ce sont des camionnettes qui livrent jusqu'aux approches du cimetière. On les décharge et on distribue les pots :

_" N'oublie pas la grand'mère. Tu lui mets trois pots, des frisés mordorés ...

                    Je la vois, ma grand'mère. Elle est paisible. Elle tricote un tapis de fleurs mordorées qui s'allonge. Le cimetière entier est rempli de tapis de toutes les couleurs. Mon grand-père avance à petits pas dans une allée sablonneuse, en faisant tourner sa canne. Écoute, il raconte ... Des deux côtés de l'allée, il y a des fleurs, des quantités de fleurs ... Et vous voudriez que je sois triste ? ... Acceptez que la mélancolie me soit douce.




                                              *




RENCONTRE







Bonjour, dit-elle

Je suis heureuse de vous revoir

Le givre avait laissé

Aux branches des éclats de verre

Ses yeux souriaient

Dans un rayon de lumière.







                                            *






UN PARFUM QUE L'ON N'OUBLIE PAS




                    C'était une petite boutique, une toute petite boutique toute remplie d'ombres, de mystères et de rêves. De la rue, on y percevait des éclats dorés ou argentés, des masses plus ou moins identifiables. Des sacs de jute étaient accroupis le long des murs et devant des meubles à tiroirs et à portes basculantes. La plupart de ces sacs, montraient des coins étirés en longues oreilles de lièvre.         Quelques uns ayant le col ouvert, roulé comme le col d'un pull-over laissaient apercevoir de grosses graines jaunâtres, ovoïdes, fendues. Il y avait là des trésors, et leurs provenances, inscrites sur la toile en lettres noires, avaient de quoi faire rêver : Bogota, Porto Rico, Caracas, Rio de Janeiro, Managua, Moka, Dakar, Bamako, Conakry ! ... Tout l'imaginaire des expositions coloniales, les romans, les histoires des conquistadores, Savorgnan de Brazza, Cendrars, José Maria de Hérédia, les Mayas, les Aztèques, l'Arabie, le Mozambique et Fenimore Cooper tout à la fois, sans autre justification.

                   C'eût été encore bien peu et cela n'eût guère justifié ce détour que les écoliers faisaient régulièrement au sortir des classes, pour se rendre à la maison. D'ailleurs, la plupart du temps, ils faisaient le détour pour rien, ou à peu près pour rien : Ils ne faisaient que rêver devant la machine pansue, luisante, que l'on distinguait à gauche du comptoir de bois rouge. Machine ronde, extérieurement noire, vernie, de ce noir que l'on ne voit qu'au ventre des locomotives à vapeur d'autrefois : Un noir plus noir que tout, plus noir que le noir. On aurait pu comparer la cuve large et profonde à ces "toupies" à l'intérieur desquelles s'installent deux ou trois enfants et qui tournent, qui tournent sur les carrousels, entre les chevaux de bois. Celle-là ne tournait pas et l'intérieur était de cuivre rouge : Un vrai soleil des Caraïbes retenu là, brillant, chaud, mais sage et calme tout à la fois. Les écoliers rêvaient devant ce soleil dont quelques rayons allaient effleurer des ustensiles divers : Profondes truelles ou cuillers de cuivre elles-aussi, ventres de plusieurs moulins à manivelles, poignées de meubles, rebords du comptoir ...

                     Une fois par semaine ... Et les nouveaux écoliers de la ville le comprenaient vite ... Une fois par semaine, le vendredi je crois, la boutique du marchand de café remplissait vraiment sa fonction : Le marchand torréfiait ... Autant dire qu'il embaumait tout ce quartier de la ville. C'était un vrai bonheur !

                     De nos cinq sens, l'odorat est celui qui est le plus rarement flatté. Il y a bien l'odeur du pain chaud, chez le boulanger. Mais surtout le souvenir du four, quand on l'ouvrait, et, mêlée à l'odeur du pain, celle de la dinde que ma mère avait apportée pour la rôtir ! Il y avait bien aussi l'odeur des pommes que l'on faisait cuire dans le four de la cuisinière, après leur avoir évidé le coeur et l'avoir rempli de sucre et de beurre ! Il y avait l'odeur de l'épicerie : poivre, cannelle, miel et poisson salé. Mais le parfum du café, le jour où le marchant torréfiait ses graines !

                        Le café est un breuvage un peu amer, mais son odeur ! Je ne connais pas d'odeur plus somptueuse, plus enveloppante, plus subtile et plus impérieuse tout à la fois. Les rues, le vendredi après midi, en étaient remplies et c'était une fête. Les écoliers, dès la sortie des classes, humaient le vent, qu'il fût fort ou léger. Ils allaient lentement, s'emplissant les narines largement ouvertes. Je crois bien qu'ils se taisaient. En tout cas ils étaient sages, très sages ce jour-là. On eût dit qu'ils participaient à un cérémonial. Ils s'agglutinaient sur le trottoir : Dans la large cuve noire une palette tournait, brassait les grains qui prenaient lentement des tons dorés puis bruns, s'assombrissaient progressivement pour aller presque jusqu'au noir.


                    L'odeur du café fraîchement torréfié, maintenant encore, est pour moi parfum de splendeur, de somptuosité, de magnificence, de rêve et de délices tout à la fois. Le vendredi soir, si j'étais trop en retard pour rentrer à la maison, ma mère savait où me trouver : J'étais immanquablement devant la boutique du torréfacteur, mais si l'on n'était pas venu me chercher, je crois que je pourrais y être encore !




                                                 *




LE CINQUIÈME JOUR





                   Dieu dit encore : " Que les eaux grouillent d'une foule d'êtres vivants, et que les oiseaux s'envolent dans le ciel au-dessus de la terre ! " Dieu créa les grands monstres marins et toutes les espèces d'animaux qui se faufilent et grouillent dans l'eau, de même que toutes les espèces d'oiseaux.

                   Je n'étais pas encore là, mais j'ai dû arriver presque aussitôt. Mon bateau filait entre deux îles passementées de velours vert. L'océan était d'un bleu digne de teinter le manteau de la Vierge, avec des ornements d'émeraude et de myosotis. Le ciel était sans nuage et le soleil jetait des sequins par milliers dans la mer. A l'arrière, nous traînions des lignes qui s'enfonçaient obliquement dans l'eau. Il n'y avait pas de vagues. Le calme le plus absolu régnait alentour.

_" Que tout ce qui vit dans l'eau se multiplie et peuple les mers; et que les oiseaux se multiplient sur la terre."

                     Il a dû se passer quelque chose comme ça. Le moment est inoubliable. Nous avions pénétré dans un nuage d'oiseaux : Ces nuages signalent la présence des poissons. Une ligne de traîne s'était prise dans l'hélice. Le moteur s'était tu. En quelques secondes nous nous trouvâmes au sein d'une bouillonnante marmite.

                       Froissements d'ailes et de plumes en tous sens par milliers, frôlements, gifles à peine évitées. Agitation d'éventails blancs, blancs et noirs, noirs, montant, descendant, en piqués, en flèches, en foules. Cris, cris agressifs, cris de rage, cris avides, cris délirants. Becs rouges, becs noirs, becs bleus, roses ou blancs, becs durs, acérés, pointus, crochus, tranchants, poignards, dagues, crocs, grappins et crochets. Assaut de becs, de plumes, de cris, de pattes écailleuses, de griffes et d'ongles. Quelques oiseaux, et non des plus petits se prenant l'aile dans nos lignes et tournoyant ... Au-dessus, très haut, d'autres oiseaux très noirs planant et décrivant des cercles..

                        Millions de flèches d'argent jaillissant de la surface de la mer, sautant, bondissant, rejaillissant, ricochant. Ardeur frénétique essayant de mordre dans la vie, essayant d'échapper à la mort.

Millions d'anchois ou de sardines comme autant d'escarboucles, d'étincelles, bleu métal, argent, vif-argent. Sous les anchois les grandes ombres vertes des grands thons pélagiques. Il y a du carnage en cet endroit, oiseaux et thons, les uns au-dessus des autres, puis mêlés les uns aux autres, car les uns plongent tandis que sautent les autres. Ils sautent très haut les grands poissons, ardents, vifs, bondissants, se tournant sur le flanc puis retournant à leur élément, se croisant, croisant les oiseaux et les oiseaux les croisant. Dessous, encore plus profond que les thons, passent les grands squales, torpilles brunâtres ... Et la mer se tinte de sang là où quelque requin à réussi à décapiter un thon. Ils pèsent bien soixante à quatre vingts kilos, les grands thons, et chaque squale sans doute, plus de cent kilos. Flèches, pluie de dards, lames, étincelles de vie frénétiques, jaillissements, bonds, cris de désir, cris d'angoisse, cris agressifs, nageoires, queues, ombres décrivant de larges orbes. Cris frénétiques de frayeur et d'ardeur, faim, faim de vie. Cela dura un instant puis tout disparut.

                         ... " Le sixième jour, Dieu créa les animaux qui peuplent la terre. Le sixième jour encore, il créa les êtres humains à sa propre ressemblance; il les créa homme et femme."

                        Après un tel spectacle, il faut un très long moment pour retrouver ses esprits, redescendre sur la terre. Il faut longtemps aussi pour redescendre sur le banc de son bateau.




                                             *



DES OISEAUX




                     Comment imaginer le bonheur sans un arbre, sans les feuilles, sans les fruits, sans les fleurs, sans les oiseaux ? Ici, les arbres portent de petites fleurs blanches et tout à la fois les coupes des tulipiers, les pompons des dahlias, les roses en bouton et les roses épanouies, les longs cornets des droséras, les flammes des glaïeuls, les houppes des coccolobas ou raisins-bord-de mer. Les feuilles sont graciles et roses ou bien larges et luisantes ainsi que celles des magnolias. Comment imaginer plus pure merveille que la miraculeuse ébénisterie de la pomme du mahogani, ses graines ailées logées entre les écailles qui s'ajustent et s'emboîtent ? ... L'air sent la cannelle, la girofle, le cèdre et le mimosa. Il faut imaginer des rameaux chargés tout à la fois de sapotilles, de prunes et de pommes, de mangues, de cerises, de letchis, d'oranges, d'abricots et de noix ... La brise dans les branches et dans les feuillages joue des musiques très douces.

                      À cinq heures, dans l'après-midi, on tape dans ses mains, vigoureusement, comme pour appeler quelqu'un. Le bonheur alors se complète. Il arrive très vite, dans un froissement de rouges et d'orangés. Centaines d'ailes qui battent. Centaines d'oiseaux cousins des serins, libres, venant nous voir car tel est leur bon plaisir, nous faisant la grâce d'une visite. Vous leur lancez deux poignées de riz sur la terrasse. Ils se posent avec de petits cris de joie. Joie ... C'est la joie qui bat des ailes, écarte les queues en éventails, déplie les petites pattes, ouvre les doigts. La plupart de ces oiseaux sont rouges, avec le ventre dans les tons orange vif. Certains ont la plume verdâtre, d'autres, plus rares, sont tout à fait jaunes comme les canaris de vos volières. Ils viendront picorer jusque dans le creux des mains, lestes, prompts, attentifs. Habituellement ils vont en bandes et on ne les voit venir qu'en fin d'après-midi. Il arrive souvent pourtant qu'un vieux mâle vienne se poser sur ma fenêtre aux heures les plus chaudes. Il rentre dans la cuisine. Il est chez lui. Sur la table, il sait qu'une tranche de pain a été disposée à son intention. Je ne jurerais pas, pendant que je le photographie ... Je crois bien qu'il n'attendait que ça !

                      À cinq heures, les serveuses du restaurant de l'hôtel commencent à disposer les couverts et à préparer le buffet libre-service. Les oiseaux sont là, perchés sur les dossiers des chaises. Dès que les dos seront tournés ils viendront planter leur bec dans la chair des papayes et autres fruits ... Couvrez, couvrez les plats et les mets qu'ils contiennent, les oiseaux arrivent ! Ils sont là, pendant le repas, prudents, mais néanmoins effrontés assez pour demeurer à faible distance. Ils font le bonheur des convives. Dès que les chaises ont été tirées, ils se reforment en vol serré et ils se posent sur les tables.

                       Le bonheur est là. Les arbres sont toujours verts. Il y a toujours quelque part quelque fleur épanouie. Il y a toujours, pendu à une branche ou à une autre quelque fruit à peau de velours ou à peau de cuir. L'air sent le patchouli, la vanille, la cannelle, la girofle. Il y a des centaines d'oiseaux qui pépient en battant des ailes, des oiseaux libres et sans crainte ... Le bonheur selon Saint François d'Assise qui parlait aux oiseaux ! ... C'est tout près de la ligne équinoxiale, c'est aux iles Fortunées, c'est aux îles Bienheureuses, c'est aux îles Saint Brendan, aux îles d'Ophir, aux îles du Brazil, c'est aux Seychelles, les îles d'or, d'émeraude et de saphir! ...



                                             *


LA CÉTOINE



                  Vous souvient-il, chère âme, de ce matin d'automne ? C'était en cette courte période où l'air est plus léger, plus frais, la lumière plus dorée. La vigne-vierge avait jeté sur le mur son incroyable écharpe pourprée. Aux espaliers les poires s'étaient poudrées d'or brun. Vous en souvient-il ? _ C'était le matin, vers dix heures. Un vol de cygnes passait au-dessus des sycomores, longues ailes battantes, cous tendus. Vous en souvient-il, un héron a crié, haut dans le ciel quelque part. J'avais, pour vous les offrir, coupé toutes les roses de mon jardin. Je les avais rassemblées en gerbe et je les avais déposées dans votre tablier.

_ " Je n'avais jamais rencontré encore quelqu'un d'assez fou pour m'offrir, toutes à la fois, les roses de son jardin ! " Vous avez ri.

                   Mais il restait une rose rouge, une rose d'un rouge cramoisi, épanouie, veloutée.

_ " Celle-là, ne me l'offrirez-vous pas ? "

                   Je ne l'avais pas oubliée, chère âme, mais je savais que, bijou elle-même, elle abritait encore un chef-d'oeuvre digne du plus grand des joailliers : Une cétoine dorée s'y trouvait nichée, enfouie parmi les diaphanes pétales de soie ! La cétoine ... Vous disiez le scarabée et vous n'aviez point tort ... La cétoine est un insecte coléoptère gros comme l'ongle du pouce, à peu près. De quel miraculeux creuset d'alchimiste peut bien être issu le métal dont elle est faite ? ... Elle est dorée, elle est verte tout à la fois ... Dorée avec des reflets d'iridium et de chryséléphantine, verte avec des éclats d'émeraude. Quel est donc ce joaillier, qui conçut semblable merveille ?

                       J'ai saisi la cétoine entre deux doigts, prenant garde à ne pas la blesser. Vous étiez tout à coup devenue attentive, mon âme. J'ai vu rosir votre joue et foncer votre prunelle, tandis que vous vous penchiez autant que le permettait votre bouquet. L'insecte s'accrochait à mes doigts, de toutes ses pattes armées de griffes petites. Sa carapace cornée, parfaitement lisse mais dure me permettait de la tenir par les côtés de son plastron. Nous avons admiré ses éclats versicolores : Tandis que je la faisais tourner dans la lumière, les ors se mouvaient et changeaient de tons, les verts aussi, par endroits, devenaient plus sombres ou plus vifs. Parfois, on eût cru que l'armure de l'insecte lançait des étincelles menues . Des diamants s'y trouvaient-ils sertis, eux-aussi ? J'ai voulu poser la cétoine sur votre coeur mais vous vous êtes effrayée. Je lui ai rendu la liberté, la lançant droit dans le soleil. Elle a tout de suite ouvert ses élytres et ses ailes. Nous l'avons suivie des yeux autant que nous l'avons pu. Elle a dû se poser dans les rosiers du jardin voisin. Les cétoines ne se posent que sur les roses. Elles ne se nourrissent que de leur suc. Toujours elles choisissent la plus belle et la plus épanouie. J'ai coupé la denière rose et je vous l'ai donnée.

                     Souvenez-vous de moi, chère âme, au jour de mon retour à la maison du Père. Sur mon coeur qui n'aura battu que pour vous, il faudra poser la cétoine, la cétoine dorée, symbole d'éternité depuis les reines d'Égypte et les pharaons. L'Éternité pour ne plus penser qu'à vous !




                                              *



LES PYRÉNÉES




                   " Au bout de la longue plaine, un pont suspendu franchit la Garonne entre Espalion et le "port" d'Auvillar : Vieilles maisons au bord du fleuve et, sur les anciens quais, Ste. Catherine-du-Port, XIVeme siècle, chapelle des mariniers.

                      Juste au-dessus, le bourg d'Auvillar, au site exceptionnel : Perché sur une terrasse au-dessus de la Garonne, il offre panorama et table d'orientation. Il y a une rue Saint Jacques, une rue de la Sauvetat. On arrive par une ruelle, bordée de vieilles maisons du XVeme au XVIIIeme, dont celle des Consuls et de la chapelle, désaffectée, des Carmes, à la place à couvert où trône une halle circulaire sur colonnes, à plan très ancien, véritable leçon d'architecture et d'urbanisme ! Après le passage voûté sous la Tour de l'Horloge, on passe sous l'Église St. Pierre. Longue de 43 mètres, elle conserve une partie romane, aux pierres claires et sombres alternées, et une voûte gothique à viernes et à tiercerons. On visite son Trésor et aussi le musée du Vieil Auvillar ( faïences du XVIIeme siècle, fabrication de plumes d'oie pour l'écriture, ex-votos de mariniers ). "

                      ... Marcher sur le Chemin de Compostelle, entre Moissac et St. Antoine. Marcher en tournant le dos aux deux immenses cheminées de la centrale nucléaire de Golfech, nettes, belles, mais quelque peu inquiétantes, quoi qu'on en ait. Elles nous suivent depuis trois jours, ces cheminées en forme de tours : On les apercevait déjà des hauteurs de Montlauzin, bien avant Lauzerte. Marcher le long de la Garonne et du canal qui en double le cours. On a en main le guide de Louis Laborde-Baleine et Rob Day. On marche depuis Le-Puy-en-Velay, depuis des jours et des jours. On traverse la Lomagne, encore appelée "Gascogne Bossue", et ce nom suffit à la dépeindre : Longues lignes droites franchissant de raides collines , découverte de nouveaux paysages après chaque tournant. On entre dans le pays gersois. Le temps est beau. C'est le printemps. La verdure a été rafraîchie, lavée par les averses de la veille. Le cheminement est incontestablement chargé de spiritualité. Les pas sont légers. Et puis, après une longue montée ...

                  -"Comment as-tu pu passer sans les voir ?" ... Les Pyrénées sont là, pour la première fois dévoilées, Plein sud, et sur toute la largeur de l'horizon ...

                  _ "Oh ! Compagnon ! Tu n'as pas vu ?" ... Sans doute marchait-il en regardant la terre du chemin, que les pluies récentes et les sabots des bovins avaient transformé en cloaque traversé par de profondes ornières.

                    _"Ce sont elles ! Là !" ... Oui, ce sont bien elles, et les sommets sont tous enneigés. Qui a prononcé la célèbre phrase : "Il n'y a plus de Pyrénées ?" ... Elles sont là et elles forment bien une chaîne, une barrière dentelée qu'on a l'impression de découvrir tout entière, de Banyuls à Hendaye, cachant l'Espagne dont elles nous séparent ... Elles sont là ! ... Remontent en mémoire quelques souvenirs scolaires, tout en vrac, insoucieux des localisations véritables : Le Pic d'Aneto, le mont Vignemale, le Pic d'Anie, le Pic du Midi d'Ossau, le Pic du Midi de Bigorre, le col du Tourmalet, le col de Puymorens, le col du Perthus, ... On sait que les chemins traversent par le Somport, par le Pourtalet, par Roncevaux ... Roncevaux ! Roland et les chevaliers de Charlemagne y sonnent du cor, toujours ... Les grognards de Napoléon y traînent leurs canons, y poussent leurs chevaux ! La chaîne des Pyrénées, c'est superbe : on pense encore au cirque de Gavarnie, au Roi Henri IV, aux miracles de Lourdes ... On pense surtout au miracle de jour en jour renouvelé de cette foi qui habite les pèlerins de Compostelle depuis plus de mille ans qu'ils usent leurs semelles sur ces chemins et promènent leurs coquilles, de ville en ville, de chapelle en chapelle, d'hospice en hospice, passant les ponts, enjambant les fleuves, les ruisseaux et les gaves ... Curieux, ce n'est pas aux sports d'hiver que l'on pense, et pourtant, la neige est là. Elle brille de tous ses feux halogènes, de toutes ses pentes, de toutes ses facettes, jouant avec les ombres des vallées. D'un seul coup, une beauté absolue entièrement dévoilée ... C'est à vous couper le souffle, et cela vous le coupe en effet.

                       Mon compagnon est revenu sur ses pas. Il a saisi sa caméra, il tourne sur lui-même pour prendre des vues panoramiques, il joue avec le zoom pour faire des plans rapprochés, il parle à son appareil, essayant avec ses pauvres mots, à l'intention de ceux qui ne viendront jamais ici, de traduire l'intraduisible, de dire l'indicible. Exercice d'admiration longuement prolongé avec force exclamations, force périphrases.

                        Nous reverrons ce spectacle, à St. Antoine, à Nogaro, à Aire-sur-l'Adour ... Du balcon d'Arthez-de-Béarn surtout, mais aujourd'hui, depuis Auvillar, c'est la première fois, et c'est une merveille ! ... Combien de centaines de kilomètres encore, pour aller à Santiago ?

                       _ "Il y a près de onze cents kilomètres encore, je crois bien, pour aller jusque là ! "



                                           *



DES BALLONS



                   Flotter ... Flotter entre deux eaux, dans une nacelle suspendue sous un ballon aussi beau qu'une méduse avec son ombelle colorée de rose, de violet, de mauve, de blanc et de bleu.

                  Flotter en silence dans des eaux transparentes et tièdes ... Aller doucement, sans un heurt, monter, descendre, dériver ...

                 Je n'oublie pas que mon père fut aérostier. Ah! Le ballon libre! Libre, entendez vous? C'était le ballon qui était libre, libre d'aller. On était installé dans une nacelle en osier qui avait tout d'un panier. On jetait des sacs de lest pour alléger le ballon, ce qui lui faisait gagner de l'altitude. On tirait sur la ficelle qui commandait les soupapes, ce qui libérait de l'hydrogène et le ballon descendait, un peu, beaucoup, à peu prés comme on le désirait. On survolait sans bruit les crêtes des collines, les cîmes des arbres, les près, les plages, l'océan. On traînait par-dessous le grappin du guide-rope pour l'accrocher quelque part lorsqu'on voulait s'arrêter. Tout cela sans bruit, sans secousses, rien que le léger chant du vent dans les suspentes ... Mais ces ballons militaires étaient de couleur unie, terne, triste.



                    " Oh! Quel bonheur, d'être plongé dans l'abîme des plaisirs de Dieu, de nager dans l'océan de sa joie et de ses consolations ineffables. Figurez-vous un poisson en pleine mer; il nage avec délices; il y a cent piques d'eau au-dessus de lui, cent piques au-dessous, cent piques devant, cent piques derrière, cent piques à droite, cent piques à gauche; de quelque côté qu'il se tourne, du côté de l'orient, du côté de l'occident, du côté du midi, du côté du septentrion, il est environné d'eau, où il nage à son aise."

                     Mais non pas nager, flotter, dans une nacelle suspendue sous un ballon couleur de pastel, un ballon qui serait aussi beau qu'une méduse, sous son ombelle ...
* (Claude Joly, 1610-1678 ).

                     Ah! Les montgolfières! _ Un jour, t'en souvient-il ? _ Nous étions sur la route, en voiture, quelque part, je ne sais où. Ce devait être au début de l'été : Le ciel était pur, l'air tiède, la lumière dorait les peupliers. les blés étaient hauts mais verts encore.

                      Les montgolfières ... Une, puis deux, trois, dix, douze peut-être! Silencieuses, tellement silencieuses qu'on aurait très bien pu ne pas s'apercevoir de leur présence. J'arrêtai la voiture sur le bas-côté. Dix, douze ballons, emportés doucement vers l'est, très doucement, à des hauteurs différentes, très légèrement différentes. Gloire de couleurs! Ces ballons sont ornés comme les spinnakers des grands voiliers, lorsque le vent les gonfle eux aussi et les pousse sur l'eau. Bandes rouges et blanches, bleues, vertes et jaunes, en lignes, en chevrons, en découpures de quartier d'orange, en losanges, en couronnes. Dessins fluorescents : Visages d'anges, figures de dragons, hippocampes, soleils ... Les ballons sont joufflus, lisses, rubiconds, rassurants, satisfaits. Dans les nacelles légères on aperçoit les aérostiers. De temps à autre, lorsqu'une montgolfière descend trop près du sol, on entend une explosion assourdie; une flamme longue et blanche monte à l'intérieur en chuintant. On allait craindre que tout prenne feu, que tout se brise. L'air contenu dans l'enveloppe est déjà réchauffé, le ballon bondit et grimpe à nouveau dans le ciel ... Jusqu'où ira-t-il ?

_ " Oh! Quel bonheur, d'être plongé dans l'abîme des plaisirs de Dieu, de nager dans l'océan de sa joie et de ses consolations ineffables. Figurez vous un poisson en pleine mer; il nage avec délices; il y a cent piques d'eau au-dessus de lui, cent piques au-dessous, cent piques derrière, cent piques à droite, cent piques à gauche; de quelque côté qu'il se tourne, du côté de l'orient, du côté de l'occident, du côté du midi, du côté du septentrion, il est environné d'eau , où il nage à son aise ... *

Mais non pas nager ... Dériver, au gré des courants, au gré des ascendances ou descendances ...




                                           *



LES ABEILLES



                    Chez nous, on ne fait pas transhumer les ruches. Il y a suffisamment de fleurs pour ne pas transporter les colonies d'abeilles d'un endroit à un autre comme on peut le faire dans certaines régions, et particulièrement en Provence. Il est vrai que c'est une belle image : Le "berger des abeilles", qui roule les ruches de la plaine à la vallée, de la vallée à la montagne. En Charente, le rucher est installé une fois pour toutes, suffisamment à l'ombre, suffisamment au soleil. On y perd en poésie quelque peu, j'en conviens. On le dispose souvent en lisière de forêt. Les abeilles affectionnent particuliérement le pollen des trèfles, de la luzerne et du sainfoin; il ne faut donc pas les tenir trop éloignées des prairies. Elles font leur meilleur miel avec le pollen des fleurs d'acacias, ou tout au moins des robiniers, ou faux acacias. Il faut donc que le rucher soit placé assez près des bois.

                       Il ne faudrait pas croire que l'apiculteur se contente d'attendre, tout au long de l'année pour, la saison venue prélever ce que les hyménoptères laborieux auront amassé afin de nourrir leurs bébés. Il faut surveiller les ruches, éloigner les prédateurs, éliminer les agents d'infection, veiller à ce que les réserves alimentaires soient suffisantes, les compléter éventuellement. Il faut, lors de l'essaimage, suivre le déplacement des colonies, assurer les captures, aménager les nouveaux logements. Il y a un moment pour mettre en place les hausses, installer les cadres gaufrés pour les nouveaux couvains. Il y a le moment de la récolte, où l'on enfume les ruches, où l'on sort les cadres. On les place dans une cantine métallique et on les emporte à la maison.

                      Aujourd'hui, on va centrifuger les cadres pour récolter le miel. Le Gros Pierre procède à cette opération dans l'entrée de son chai. C'est toute une cérémonie. Pensez donc, le miel, fruit de la transformation du nectar butiné dans les fleurs ! Le Gros Pierre a revêtu un peu de la majesté du druide ! Il a mis un ample tablier bleu, dont le plastron remonte jusque sous le cou. Il a chaussé des bottes, lacées en haut de leurs tiges pour que les insectes n'y pénètrent pas. Il a endossé une veste floue, pour ne pas être piqué à travers le tissu. Il porte des gants, lacés aux poignets. Sur la tête, il a placé un canotier de paille : Tout à fait idéal pour cette opération, le canotier ! _ Une rigidité suffisante, des bords assez larges mais point trop. Une voilette de tulle est fixée tout autour du chapeau, elle protège le visage avant de rentrer dans le col de la chemise. Cet équipement qui fait un peu penser à celui d'un scaphandrier est tout à fait indispensable : Il protège des piqûres. Dans la plupart des cas, une piqûre d'abeille, ce n'est rien, mais il arrive que certaines personnes soient allergiques et développent de très dangereux oedèmes. J'ai vu mon père au lit, la face incroyablement gonflée, les yeux boursoufflés, les lèvres enflées. Le Gros Pierre, qui sait mon envie d'assister à l'extraction du miel, m'a revêtu de la tenue protectrice.

                       La cantine est là, de métal gris, bien close car, avec les cadres que l'on a prélevés dans les ruches, on n'a pas pu faire autrement, bien évidemment, que d'enfermer quelques abeilles. La cuve de l'extracteur est un cylindre métallique d'un mètre de haut, étamé. Le cylindre est perché verticalement, sur quatre pieds, bien stable. Au centre de la cuve se trouve un axe, auquel on fixera les cadres, l'un après l'autre. C'est moi qui aurai l'honneur de tourner la manivelle lorsque le couvercle de la centrifugeuse sera refermé ...

                 _"Pas trop vite ... Assez vite cependant ... Régulièrement !"

                      À la main gauche, le Gros Pierre tient un soufflet muni d'une boîte dans laquelle brûle sans flamme un morceau de toile de sac, légèrement mouillée. Le soufflet se termine par un bec. Quand on l'actionne, il en sort un jet de fumée. Le Gros Pierre, bien sûr, m'en a envoyé un dans la figure : Acre fumée jaunâtre, épaisse, qui brûle les yeux et vous fait tousser. Je recule. Je m'approche à nouveau : L'envie de participer au cérémonial est plus forte que ma crainte, plus puissante que ma toux qui me plie en deux.

                       Voici le couvercle de la cantine ouvert, rapidement refermé. Le Gros Pierre a enfumé la cantine, ce qui engourdit les abeilles, paraît-il. Il a saisi trois ou quatre cadres de bois. Il y passe une balayette préparée à cette intention, pour en éliminer les quelques dizaines d'insectes qui s' accrochaient.

                     _"Hum ! Le cadre n'est pas plein, me dit-il dès la première manipulation. Il me montre : Dans toute une partie de la gaufre de cire jaune, les alvéoles sont ouvertes, vides ... Que s'est-il passé ?

                     _" Elles ont dû être dérangées par des araignées rouges, ou bien par des fourmis. Regarde, elles ont, ici, construit un rempart de propolis. (Le propolis, c'est une matière qui ressemble à du carton mâché, qu'elles secrètent pour boucher les trous ou pour protéger le couvain).

                        Très peu de cadres sont touchés, heureusement. Le Gros Pierre saisit un couteau à longue et large lame plate. Il le passe bien à plat sur la gaufre pour ôter les opercules des alvéoles.

                        _"Regarde, tu vois le miel ?" _ J'approche mon nez. Le Gros Pierre, bien sûr, me colle le cadre dessus, mais c'est sans effet : La voilette m'a protégé. Pourtant, j'ai vu le miel : Il tremblote au fond des alvéoles hexagonaux.

                         Cadres fixés dans l'extracteur, couvercle fermé, je tourne la manivelle. Après quelques essais, j'ai trouvé la bonne vitesse et le bon rythme. Et cela sent bon ! ... Nous avons surtout du miel d'acacia cette année. Il est blond, clair et bien liquide : Un miel digne des dieux de l'Olympe !

                       Tout fier de mes connaissances récemment acquises je réponds du tac au tac :

                        _"Du miel de l'Hymette, n'est-ce pas ?"

                    _ "Il vaut le miel de l'Hymette. C'est celui que consommaient les dieux. C'est avec celui-là qu'ils faisaient l'hydromel dont s'enivrait Aphrodite, la déesse de l'amour ! " _ "Mais ne t'endors pas, tourne la manivelle !"

                      Le moment venu, je soulevais le couvercle de la centrifugeuse ... Ah ! Mes amis ! Cette odeur ! ... Et puis, moi qui ne mange du miel que très rarement, je cassais un morceau de gaufre et je mordais à belles dents dans la cire. Ah ! Mes amis ! Le miel emplit la bouche, enduit la langue, le palais et les dents. Il s'écoule dans le gosier. C'est sirupeux, épais, un peu collant, c'est sucré, cela sent la fleur d'acacia, la fleur des prés. Plus que la saveur, Monsieur, c'est l'odeur, que je retrouve encore, lorsque j'y pense. La cire s'agglomère en boulettes sous vos dents, elle est malléable, un peu sableuse ...

                       Je vous le disais, la cérémonie de l'extraction, c'était à peu près la seule occasion pour moi de manger du miel, à même la cire. Le Gros Pierre est mort depuis longtemps. Les ruchers ont disparu. J'ai conservé les odeurs et les saveurs en mémoire, plein les narines encore, et plein les papilles. Et puis, le miel, quand on le verse dans les bocaux de verre ... Plus limpide, plus beau que l'ambre, plus beau que la topaze ... De l'or ! De l'or, vous dis-je ... De l'or liquide, tel qu'il coulait autrefois dans les ruisseaux du Paradis Terrestre ... À y tremper le doigt !




                                           *


VU D'EN HAUT





                 _" Le Commandant Dulac et son équipage sont heureux de vous accueillir à bord de ce vol qui nous permettra d'atteindre Santiago du Chili en 10 heures. Nous vous prions de ne pas fumer pendant le décollage et d'attacher vos ceintures."

                      Presque banal, maintenant, le voyage sur un avion de ligne. On part pour Bangkok, pour San Francisco, Pékin ou Abidjan, Zanzibar ou Tokyo. Julien Viaud, dit Pierre Loti ne fait plus rêver, avec ses amours de Constantinople, ses histoires de geishas, ses expéditions vers les temples d'Angkor. On voyage en Boeing 747, avec son mari, ses enfants, son maillot de bain dans le sac de sport que l'on a rangé dans un casier ad hoc, à porte basculante, dominant les sièges et les hublots. L'air que l'on respire est filtré, pressurisé, aseptisé. Les moquettes du couloir et les moulures en plastique beige velouté qui ornent les parois sont apaisantes et douces. L'hôtesse a la voix flûtée en toutes occasions. Les moteurs chuintent avec régularité, un peu comme si l'on se trouvait assis dans le T.G.V. On finit par ne plus les entendre. On boit : On boit de la bière, du vin, du whisky, sur des glaçons. On lit, ou plutôt on parcourt les pages des revues, garnies de photographies. On dort, ou bien, les écrans déroulés, on regarde les images d'un film au scénario plus ou moins sirupeux. Des buses réglables vous projettent un courant d'air frais. Vous les orientez comme il vous plaît. Les impatiences des petits sont calmées par des cahiers de coloriage.

                      _" Sur votre gauche, vous pouvez apercevoir les glaces du Labrador."

                       On incline le buste un peu, détachant pour cela, au besoin la ceinture. On regarde par la vitre du hublot. Elle est là, la banquise, immense et toute petite à la fois, rayée, bouleversée par endroits, étincelante ... On a des souvenirs de Jules Verne, on a entendu parler des esquimaux et d'Amundsen, du Commandant Charcot peut-être, plus sûrement de Paul Émile Victor. C'est fascinant, la banquise !

                      C'est merveilleux, un voyage en avion. Allant vers Brazzaville, j'ai vu les dunes du Sahara, courant les unes après les autres, toutes semblables les unes aux autres et pourtant si différentes ... Le visage de Charles de Foucault, barbiche au menton, coeur sacré sur la soutane blanche ... Les méharées de Bournazel, le miel, la myrrhe et l'encens, la caravane des Rois Mages, l'or de la Reine de Saba marchant à la rencontre de Salomon ... Le Sahara, c'est une merveille ! ... Mais on l'a trop vu à la télévision, à l'occasion des rallyes automobiles se dirigeant vers Dakar.

                      Entre Sydney et Perth, j'ai survolé le désert d'Australie : Le Sahara est jaunâtre, le désert d'Australie est rouge, réellement rouge, et parfois rouge sang. Il semble sans bornes, océan cramoisi entre deux océans monotones à force de bleus.

                     Était-ce aux alentours de Java ? ... Un volcan surgissait de la mer, un cône parfait, et dont le sommet fumait. Inhabitable ... Et d'abord, comment pourrait-on en escalader les pentes ? Superbe !

                     _" Sur la droite de l'appareil, vous pouvez apercevoir les premiers contreforts de la chaîne de l'Himalaya. À gauche, sous l'appareil, les bouches du Gange ..."

                      La chaîne de l'Himalaya ! Sommets étincelants dans la lumière ... Le sherpa Tensing et Sir Edmund Hilary, le "Premier 8000" ... Les yacks et le Yéti ... Le " Toit du Monde " ! ... Sous le ventre du Boeing, le delta du Gange s'étale comme une feuille dont le limbe aurait disparu : Il ne resterait que les nervures. Dans le tiroir de mon bureau, très loin en Europe, je garde une feuille de banian. Elle m'a été donnée il y a très longtemps, fixée sur une carte comme on en offre pour présenter ses voeux. On n'en a conservé que le réseau de nervures. Le delta du Gange est un bijou, un médaillon de filigranes finement ciselés.

                     Les falaises de Victoria des Seychelles, de granit micacé cranté, les atolls des Tuamotu, semblables à des anneaux d'oreilles, les archipels sous le vent, vertes pelouses prises dans des lacis de courants d'opale, dans des corbeilles de corail versicolores. Le ruban boueux du Mékong. Les sommets, les plateaux et les vallées de la Cordillère des Andes, entre l'Argentine et le Chili, vastes étendues de neiges immaculées ... A l'approche de Puerto Montt, les couches de nuages éblouissants et , émergeant des nuages qu'ils percent, les sommets des volcans, le volcan Osorno et ses frères, fumerolles ... Ah! L'arrivée, de nuit, au-dessus de la ville de New-York : Les avenues éclairées, comme des quais et des jetées dans un océan de ténèbres, les guirlandes d'un paquebot qui va, s'éloignant, les fleuves de rubis et de diamants allumés par les phares des véhicules sur les routes ! ... Arrivée nocturne à Dubaï : Étendues noire des déserts, hautes flammes des torchères, sur les derricks des exploitations pétrolières ... Le tapis d'Ispahan !

                     _" Nous approchons de notre destination. L'appareil va bientôt commencer à entamer sa descente. Le Commandant Dulac et sont équipage espèrent que vous avez fait un agréable voyage. Ils vous prient d'éteindre votre cigarette, de relever le dossier de votre fauteuil et d'attacher votre ceinture. Ils espèrent vous revoir bientôt sur les lignes desservies par notre compagnie ..."

                                                *





MUSIQUE DE L'EAU




                 Baigner dans un océan de Champagne, descendre, descendre ... Des bulles par millions, légères, transparentes, irisées, pressées ... Qui montent, qui montent. Des bulles qui dansent, qui picotent, caressent, frôlent, qui enivrent et laissent entrevoir un ailleurs, des merveilles !

                Palmes ! L'abîme bleu noir. Des ombres qui nagent. L'abîme de plus en plus bleu, de plus en plus noir. Cascades de rochers baroques, failles, grottes, coupoles, flèches, gargouilles, cathédrales ! Des fleurs s'épanouissent aux arcs-boutants et aux arches : Fleurs rouges, fleurs roses, bleues ... Fleurs en corolles, fleurs en plumeaux, en houppes, en corbeilles, en massifs, en escarboucles, étoilées, filigranées, niellées, chinées ... Fleurs vivantes qui s'allument et s'éteignent.

                       Descendre, descendre encore, dans l'allégresse des bulles qui montent. Musique. Musique de violoncelles et de violons. Champagne et concertos, architectures, jardins et vie baroques : Les concertos Brandebourgeois ... Au creux de la faille le long de laquelle on glisse, guirlandes de petits poissons bleus, de petits poissons rayés de rouge et de vert ... S'enroulent et se déroulent, épanouissements et brusques contractions, s'allument et puis s'éteignent ... Il m'en souvient bien, je retrouverais l'endroit ... Un mérou était là, auquel je rendais visite souvent. Ce jour-là, comme je mettais le nez à sa porte, il rentrait chez lui, revenant de je ne sais où. Un mérou majestueux. Y en a-t-il encore beaucoup comme celui-ci ? ... Brun, marbré de beige, lèvre charnue, impassibilité de l'oeil, dignité, dédain, condescendance sans doute. Ce mérou devait bien peser trois cents kilos, mais la majesté s'évaluerait-elle au poids ? Les ouïes battaient lentement, au tempo de la musique. La queue avait de lents mouvements ... Un roi, un empereur, un héros, un demi-dieu ?

                          Un soir d'hiver où la rue était très sombre, à Paris, dans le Quartier Latin ... Quelles errances nous avaient poussés jusque-là ? Rue baignée par les flots des Concertos Brandebourgeois ...

                         Le porche franchi, de Saint Julien-le-Pauvre, allégresse ! ... Ivresse, très doux courants se faisant impétueux soudain, très enveloppants. Éclosions de corolles et d'éventails, déroulements de draperies, enroulements de crosses. La musique qui se replie et se contracte, se développe et puis s'enveloppe. Océan et musique vous baignent, vous prennent et vous entraînent. Aux parois demeurées dans les ténébres brûlent lumignons et chandelles, luisent des icônes et des ors ... Tiares ! _ Saint Julien-le-Pauvre : église orthodoxe aux voûtes romanes, piliers torses aux nervures palmées.

                          Comment étions-nous arrivés jusque là ? _ A vrai-dire nous ne le savions guère et même nous le demandions nous ?

                          Pourquoi mêler cette histoire aux gerbes nées de la vague au flanc d'un récif ? _ Se laisser prendre, chercher l'harmonie, harmonie des violons et violoncelles, des icônes, des rouges, des ors ... Oubli de soi et, tout à la fois extension de l'âme, jusqu'aux confins du divin ! En nous l'allégresse montant ... Bach, mais aussi bien Mozart ... Océan et musique, jamais l'un sans l'autre. C'est toujours extase, en quelque sorte prière, accomplissement, exhaussement et accord. Là se découvrent l'Éternel et l'évidence.




                                             *



AU CAP HORN




                     Longue houle d'abord, puis passer entre les îlots, très proches les uns des autres _ Balises à terre _ Bouée _ Mais le feu que la carte signale n'est pas allumé. Pas de vie, aucune. J'interroge cette roche, cette terre _ Rien ne me répond _ Iles, îlots, steppes, chaînes, pics et glaciers, pentes buissonneuses, râpées ou arborées. Multiples bras de mer, défilés, fjords, rias, entailles et saignées. Le ciel non plus, gris, vide, ne répond pas.

                   Les chansons du passé, seules, portent paroles : Claquements de voiles, grincements de guideaux et de poulies, halètements d'un treuil, coups de gueule d'un bosco. Le vent qui coupe, la nuit qui glace, le temps, infini ...

                  Croix de bois, aperçue au musée de Punta Arenas, gravée au couteau d'une supplique aux marins de passage, pour les prier de bien vouloir assurer l'entretien de la croix : Celle d'un Capitaine qui, là, mourut de désespérance ...

                  Nous sommes entrés dans le canal de Beagle. Mer calme. Toujours des falaises, couronnées de neige et de glace, cascades, eaux d'un gris d'argent, pentes veloutées, d'un vert sombre griffé de roux. Nous allons vers Ushuaïa ! Par ici sont passés, gueux affamés, les chercheurs d'ors allant vers la Californie. Par ici sont passés les découvreurs et les marins de ces trois-mâts, de ces quatre mâts qui emportait sur leurs ponts tous ces émigrants qui peupleraient les Amériques !

                   Puerto Williams : En fait, c'est la ville la plus australe du monde. Elle est chilienne ... Un millier d'habitants, maisons préfabriquées, en tôles d'aluminium. Toits bleus _ Tas de bûches _ Monceaux de bûches coupées et fendues pour l'hiver. Sept ou huit échoppes ... Des femmes brunes font la queue pour acheter des saucisses à l'occasion de Noël. Un vieux rafiot le long du quai, solidement tenu par quatre chaînes. _ Canons _ Un autre vaisseau de guerre appareille : Salut et envoi du drapeau chilien. Un troisième navire repose sur le fond de vase ... Ramasser un caillou, un caillou noir sur le bord du chemin : Que pourrait-on ramener d'autre, de Puerto Williams ? Prendre place dans le "Twin-Oter".


                   Le Cap Horn ! J'ai vu le Cap Horn ! Le pilote de l'avion nous a fait virevolter au-dessus du phare. Mer calme, mais les rochers sont cependant frangés d'écume. Paysage de bout du monde, vraiment : Iles, lagunes, labyrinthes de bras de mer et de canaux, rochers et arbres morts. Plus loin vers le sud, il ne reste que l'Antarctique. Mais, il faut se rendre à l'évidence : Le Cap Horn n'est pas un cap ! Juste un rocher, une île, une petite île, avec un phare et une maison.

                    Le Cap Horn, j'y suis allé !




                                         *


À PARIS, DANS LES ANNÉES QUATRE VINGTS






                  La Place Royale fut conçue par Henri IV, dit-on. Elle fut achevée sous le règne de Louis XIII. Au centre du square, c'est Louis XIII qui chevauche le cheval de pierre. Un pigeon, souvent, se pose sur sa perruque.

                  Richelieu habita ici, et Marion Delorme, et, plus tard, Victor Hugo et Théophile Gautier. La Marquise de Sévigné y demeura. Le Capitaine Fracasse traîne toujours sa rapière sous les voûtes puissantes de la galerie. Sur un banc, près des marronniers qui font de l'ombre au cheval du Roi, un homme à cheveux blancs courbe le dos, c'est Monsieur Madeleine, et voici Cosette qui, dans l'allée, saute à la corde.

                  Dans l'obscurité, sous l'un des porches, deux jeunes gens ont étendu une veste sur les pavés. Un duvet léger, sur leur joue, se dore dans un rai de lumière. Ils jouent un air de Lulli je crois. Une flûte est accompagnée d'une cabrette. Quelques pièces luisent.

                  Derrière les grilles, les tilleuls moussent d'un vert tendre et neuf. Ce sont les tilleuls qui m'on fait venir jusqu'ici : Une polémique que j'avais lue dans quelque revue ... Fallait-il arracher les tilleuls pour rendre à la place son aspect d'origine ? _ On les a conservés. C'est bien, ainsi. Par contre, maintenant que sont sauvés les tilleuls, il faudrait penser à la Place Des Vosges.

                  Depuis longtemps Cinq Mars a disparu, qui faisait la cour à Marion. Javert ne guette plus derrière les piliers. " Tra-Tra...", la Marquise s'en est allée vers le boulevard Beaumarchais; les chevaux de sa voiture claquant des fers en passant devant le joueur de cabrette. La soubrette ne se penche plus à la lucarne qui s'ouvre au-milieu du toit bleuté. Les Mousquetaires ne font plus sonner leurs éperons et leurs ferrets.

                   Les toits sont crevés. Au-milieu des façades de brique rose à colombages, j'ai vu des fenêtres borgnes. Certaines vitrines d'échoppes sont aveugles et barrées de planches clouées. Dans le jardin, la pelouse est devenue lépreuse ... Paris ! Oh Paris ! La Place des Vosges est austère et sévère, mais elle est admirable de formes, de grâce et de proportions.

                     Il faut imaginer les façades ravalées, les voûtes réparées, les ardoises remplacées ...

                     Un libraire ... Sa vitrine montrant de belles reliures rouges ou moirées, peut-être. Un sellier ... La Galerie de Flore pourrait être conservée. Il faudrait pour cela en changer la porte de verre, dont la poignée est vraiment mal choisie pour l'endroit. Les boutiques des antiquaires ? _ Oui, on pourrait les conserver, surtout celle dans laquelle on vend des armes et des armures ... On trouverait bien quelles boutiques installer encore, qui ne seraient pas déplacées ici ... Et puis on ferait ôter les affichettes de publicité qui sont collées sur les vitrines . On laisserait les tilleuls ... Ou on les enlèverait ... Ce n'est pas l'important, à condition que l'on refasse le jardin ... Gazon ? Entrelacs "à la Française" ? _ Qu'importe, si tout est bien soigné ! ... Ne pas tarder, surtout : Ce sont déjà des taudis qu'il faut sauver.

                    Elle est belle, très belle, la Place des Vosges !



                                            *




HÔTEL DES VENTES




                  La porte n'est pas ouverte. Elle est entrouverte seulement. S'y glisser. Il faut du temps pour que les yeux s'habituent : On est dans l'obscurité, un demi-jour tout au plus. Des masses incertaines luisent. On devine des meubles : Tables, chaises, commodes et bahuts, fauteuils et canapés. Des cuivres imprécis reluisent un peu. Un grand miroir, peut-être deux. Quand la pupille s'est accommodée, on devine, accrochés aux murs, des cortèges de portraits encadrés, de gravures, de lithogravures. Sur des étagères s'alignent des bibelots en séries imprécises.

                 J'allais dire qu'on entre là comme dans un temple : De fait, on parle peu, et à voix basse seulement. Peu d'agitation, peu de gestes. On se déplace en glissant les pieds, comme on le faisait avec des patins de feutre sur le plancher si bien ciré de l'aïeule que l'on visitait de temps en temps ... O ! Pas très souvent à dire vrai.

                   Une commode Louis XV en bois de rose, marquetée, un vaisselier en ronce de noyer, luisant d'avoir été si bien ciré ... Une de ces vieilles armoires que l'on appelait des cabinets, si hautes qu'elles ne rentreraient plus dans nos appartements, trop bas de plafonds. Une chaise bancale (.."C'est dommage, elle aurait été parfaite pour la chambre d'amis ... Mais, au prix où sont les réparations !).

                    Lorsqu'on se fait un peu plus attentif, on s'aperçoit très vite que, parmi les quelques visiteurs, tous ne sont pas là pour les mêmes raisons. Il y a les professionnels, ceux qui sont là pour faire des affaires. Ils vont droit vers ce qui les intéresse : Pour un brocanteur ce sera l'étagère des bibelots, pour le bouquiniste, les cartons dans lesquels sont empilés les livres, pour l'antiquaire, qui vient parfois de très loin, ce seront les meubles anciens, les tableaux, les vases peut-être. Ceux-là osent prendre les objets en main, les retourner, chercher les signatures ou les estampilles, vérifier l'état des bronzes et des tiroirs ... Ils iront, furtivement, jusqu'aux vitrines dans lesquelles on expose l'argenterie, les bijoux, les manuscrits ... Ils prendront un air détaché et, insensiblement, se rapprocheront d'un employé de la salle des ventes, l'aboyeur sans doute, peut-être le Commissaire-priseur lui-même, s'il s'agit d'une chose sérieuse ... Les consignes seront données à voix basse, les visages restant de profil, afin que les concurrents éventuels n'en sachent rien.

                       Et puis il y a les autres, les amateurs, ceux qui n'ont besoin de rien mais qui entrent là comme on entrerait dans une galerie d'art. Ceux-là sont réellement respectueux, en général, silencieux, sobres de gestes et de mouvements. Ils ne touchent rien, ils vont doucement mais leurs yeux sont partout : D'abord une vue d'ensemble, puis on va d'un objet à l'autre, sans en oublier un. On ne touche pas. On a un peu l'impression qu'ils craignent d'être des intrus. Sur cette table ce fichu jeté, de cachemire ou de shantung ... Là, ce sucrier de porcelaine avec une anse ébréchée ... Ce miroir dans lequel on s'attendrait presque à voir apparaître une image ... La machine à coudre et la travailleuse qui sont dans le coin : Il reste un fil à l'aiguille de l'une, une pelote de laine sur le couvercle de l'autre ... Sans doute vend-on tout cela dans le cadre des procédures de succession :

                     _" Nous ferons tout vider, nous ferons changer les fenêtres et doubler les murs en placoplâtre, refaire les tapisseries et repeindre les plafonds. Nous pourrons louer."

                   _" J'ai tout vendu. Que voulais-tu que je fasse de tout cela ! "

                     Mais la machine à coudre, le sucrier, le moulin à café même, et la pendule ...

                     _ " La pendule, elle ressemble tant à celle qui se trouvait chez ma grand'mère, sur la cheminée du petit salon ! "

                       C'est pour cela que l'on est muet, que l'on n'ose rien toucher, que l'on a tant de respect : Ce que l'on vient voir avant la vente, finalement, ce sont ces objets qui conservent les stigmates de notre passé, ce sont les douceurs de nos nostalgies. On cherche là des témoins, des repères, des amis. On essaie de se retrouver soi-même ...

                      _ " Ah! Ce livre, je le veux. Il y avait le même sur le coin du bureau de mon grand-père, la reliure était semblable à celle-ci. Je n'ai pas pu l'avoir lorsque le grand-père a disparu : L'un de mes frères, probablement, s'en était emparé, ou bien ce sera quelque cousin"... Samedi prochain, je viendrai à la vente.

                        Le jour de la vente, si on est un peu habitué, on arrive de bonne heure pour avoir une place assise. On n'est plus trop ému par le cérémonial : L'estrade du Commissaire-priseur, son marteau d'ivoire, l'énoncé traditionnel des conditions de vente ... L'aboyeur et ses aides, qui pêchent dans le tas :

                         _" On vous présente une lithographie de Moreau, dans son cadre aux palmettes, en excellent état : Il y a seulement quelques traces d'humidité sur les bordures. Et pour cette lithographie nous allons débuter à ..."

                           _" On vous propose maintenant un coffret à bijoux en laque de Chine. Il est vide mais en bon état. Les charnières sont en cuivre."

                          Avant de passer aux meubles, on liquidera tous les objets utilitaires d'abord : Paniers, outils, vaisselles tout-venant, livres en vrac, brochés ... Invraisemblables lots où l'on trouve de tout à la fois, une chose faisant vendre l'autre ...

                          _" Mais que peuvent-ils donc bien faire de tout cela ?"

                          Les professionnels ont chacun leurs signes ... L'un clignera de l'oeil, l'autre hochera le menton, imperceptiblement, le troisième lèvera l'index qu'il portait à sa bouche, tel autre affichera un complet désintérêt, jusqu'à ce que les dernières enchères soient tombées ... Les avant-dernières car, tout à coup, il se manifestera à haute voix ou en levant très haut la main.

                        _ " Adjugé à Monsieur Larifflette. Quatre cent cinquante cinq francs !"

                        Les amateurs sont souvent plus fébriles, Ils parviennent plus mal à cacher leurs désirs. Ils lèvent la main dès les premières enchères. Pas très haut, juste ce qu'il faut ... Dame, on a un peu honte de manifester ses envies. Et puis, cet étalage de vie privée ...

                       Au fur et à mesure que montent les prix, les pommettes deviennent plus roses, puis plus rouges ... Ce n'est pas tellement pour la valeur de la chose, mais c'est pour l'envie qu'on en a. Les mains tremblent parfois.

                     _" Je le veux, ce livre. Je l'ai distingué, je l'ai choisi. Il est si semblable à celui de mon grand-père ... Il m'appartient déjà, n'est-ce pas ? "

                        On est prêt à faire des folies : On ne lâchera pas.

                       _ " Ce livre relié, j'en avais tellement envie. Et puis tu sais mon chéri, je l'ai eu pour presque rien. Le Commissaire Priseur, lorsqu'il l'a adjugé m'a dit :

                         _" Vous avez eu raison, Madame, cela vaut mieux que ça. Si vous aviez dû l'acheter un jour de grande vente spécialisée !"

                       _ " Au bout du compte, qu'as-tu acheté, à la salle des ventes cette année ? _ Un livre relié : C'est un exemplaire des "Essais" de Montaigne. Un coffret à bijoux en laque de Chine : Il ressemble à celui que ta mère rangeait sur la table de sa coiffeuse. Un châle en shantung qui est presque le même que celui que ta grand'mère offrit à ta soeur. Une gravure représentant le port de La Rochelle : Il y avait la même au mur de la salle à manger, chez ton oncle. Un petit bouddha en bronze : C'est ton arrière grand père qui était allé en Chine, mais tu ne l'as pas connu. Une petite tête d'ivoire provenant probablement d'une église des Philippines. Elle a les yeux bordés de véritables cils. Sous la vitre derrière laquelle tu l'as placée, elle rappelle les chérubins des églises de notre enfance "

                         ... À la salle des ventes, c'est toujours son enfance que l'on achète. Le Commissaire-priseur vend des morceaux d'enfance, des choses douces, d'amour frustré, fade, fané, d'amour perdu, nécessaires et futiles à la fois.

                            _" Aujourd'hui, il y avait des dentelles et des doubles-rideaux. Je n'ai rien acheté, mais si tu savais comme cela m'a rappelé la maison de ma tante Angèle, celle qui offrait toujours des bonbons à la menthe ou bien des bonbons anglais ... Tu te souviens ?"




                                            *


LE FLAMBOYANT




                   Auprès d'un océan couleur de pastel sur lequel dansent des filigranes d'argent, je sais un grand arbre dont les larges frondaisons font flaque violette sur un sol rouge inondé de lumière, tache d'ombre sur le clocher d'une église. Je sais bien des avenues bordées d'arbres asphyxiés par les miasmes des villes. Ils sont souvent chétifs et chauves . Celui dont je veux parler étend un vaste manteau de velours d'un beau vert sombre. On pourrait parler de manteau en effet, si celui-ci était de mise dans ces îles au climat béni. Pour la forme, j'évoquerais plutôt le parasol, la toile d'une tente ombreuse, une longue pièce de sari, un tapis déroulé pour l'accueil de quelque princesse qui devrait venir là pour son doux repos.

                     Examinées de plus près, les feuilles sont composées de pennes à partir desquelles s'élargissent de souples nervures. Les limbes sont légers comme des plumes mais forment ensemble de larges palmes. Cet arbre rassurant est source de fraîcheur, tivoli propice au repos. Il accueille sous ses branches les joueurs de boules et, assis sur les chaises qu'ils ont traînées jusque là, les joueurs de dominos faisant claquer leurs pièces sur une table légère.

                      Aux alentours de novembre, à côté de l'église peinte en rose, la frondaison change de nature et se couvre de merveilles. Les Britanniques l'appellent " l'arbre de Noël". Avant la Nativité, en effet, il entre dans toute sa splendeur. Pour ma part je préfère l'appeler, comme font les Français "le Flamboyant ". Il se couvre de fleurs ... En fait il devient toile de Damas, soierie de Chine, tapis d'Ispahan, incroyable broderie de rouge en toutes ses nuances : Écarlate, pourpre, rubis, sang de pigeon, cramoisi, incarnat, carmin, magenta, vermillon, garance, ponceau ... Devant la merveille on ne sait plus comment dire. On pense braises, on pense flammes, rivières de laves incandescentes, on pense coquelicots, on pense tulipes, cristaux de Bohème, lampions, vitraux de cathédrales, muletas de matadors, capes cardinalices, manteaux de rois, ailes d'oiseaux du Paradis, nageoires de carpes chinoises, dais, draps, tentures ... Mais on pense aussi couchers de soleil sur les mers du sud.

                   Et c'est un peu tout cela tout à la fois, avec un très léger plumetis de blanc et une idée d'orangé. L'arbre n'a pas son égal. Seuls les tulipiers, aux flancs des collines rivalisent, mais, eux, ils sont torches avant tout. La floraison va durer pendant plusieurs semaines, quelques mois. Les feuilles, ensuite, redeviendront visibles, d'un beau vert sombre. L'ombre, au pied du tronc prendra la couleur du sang lorsque les pétales seront tous tombés. Plus tard, des gousses pendront aux rameaux. De larges cosses de fèves bruniront et, jouant les maracas, cliquetteront dans le vent ...


                   Dans nos pays tempérés je connais des villes ornées de mimosas, de camélias, de magnolias. Je sais où trouver quelques jacarandas. Je n'ai jamais rencontré de flamboyants. Ce sont richesses de pays créoles, de pays où l'on s'enveloppe dans un sari, un poncho, un pagne ou bien dans un paréo. Ce sont richesses de pays du soleil, tissées par des peuples joyeux.

                   Je cherchais l'autre jour, près de l'église peinte en rose, le parasol splendide qui, naguère, s'embrasait pour les fêtes de la Nativité ... Aurait-il été couché par quelque tempête ?




                                               *



EN PROVENCE




                 On peut vivre plusieurs vies à la fois. Il suffit de changer de peau. Quand j'étais interne au collège de Lorgues, dans les collines du Var, je changeais de peau chaque fois que je gagnais le "champ d'euf", comprenez le champ de football, qui était plutôt un vaste terrain vague, sur lequel, en principe, nous n'avions pas le droit d'aller sans être accompagnés. Je m'organisais et, compte tenu des facilités offertes par "mon emploi du temps", je parvenais à m'échapper de plus en plus souvent. J'avais repéré les pièges à ressort que certains de mes condisciples posaient dans l'herbe, amorcés d'une miette de pain ou d'une grosse fourmi. On piégeait beaucoup les petits oiseaux en Provence, pour les faire griller en brochettes. Le piégeur se faisait une gloire de ses prises ... Moi, je détendais les ressorts et je désamorçais les pièges.

                 C'était de l'autre côté du "champ d'euf" que je changeais de peau, très vite.

                  _" Changer de peau ...Tu vois ce que je veux dire ? ... Le coeur qui se dilate, le sang qui pétille et court plus vite. Le corps qui devient plus léger ... Ce n'est pas seulement la peau qui change.

                   Petits murets en pierres sèches formant terrasses sur les pentes, cailloux tranchants, et les amandiers ... Des vignes devenues un peu sauvages, des buissons, des oliviers aux feuillages argentés ... Parfois un chêne-liège à l'écorce épaisse et gercée ... Tu cours, tu cours, tu dévales vers le bas: Facile : Ce n'est qu'un rythme à prendre. Tu ne cours pas, tu sautes, comme une chèvre. A peine le temps de toucher le sol ... Un coup de talon, tu décolles à nouveau ... On dirait qu'il t'est poussé des ailes ! Il suffit d'avoir l'oeil juste : Il faut choisir l'endroit exact où le pied va toucher le sol ... Il va le toucher si peu ! ... Personne pour regarder. Seul j'existe.

                     Les terrasses sont trop haut, trop sèches, trop caillouteuses, trop étroites, personne ne les cultive plus. Seuls y demeurent les oiseaux et les sauterelles qui jaillissent du sol dans le soleil ... A peine le temps de les apercevoir dans le soleil, d'entendre leur bruissement ou leurs cris. Les cigales, elles, chantent, chantent. On ne les voit pas, mais l'air entier est un chant de cigales. parfois, elles chantent tant qu'on ne les entend plus.

                       Si le rythme est bien pris, tu ne t'essouffles même pas : Le talon tape, et c'est reparti ! En fait, l'élan n'est jamais interrompu. Tu dévales la pente en oblique ... Pas à la verticale : La descente dure plus longtemps, pour le plaisir. Un caillou branle sous le pied ? _ Tu l'as déjà abandonné avant qu'il ne chute. Le bonheur, quoi !

                      Jusqu'en novembre et, si tu as un peu chance jusqu'en décembre même, tu peux trouver quelque chose à grappiller dans les vignes ... Tu as déjà goûté ces raisins flétris à force de mûrir, gorgés de sucre et de parfums ? Parfois tu trouveras aussi des figues et des amandes, laiteuses ou un peu durcies. Le bonheur ! ... Le bonheur, au parfum du ciste, de la lavande, du romarin et du jasmin.

                   Un jour, j'ai dévalé jusque dans une plantation d'oliviers. Des femmes s'occupaient à récolter les fruits, violets à force d'être mûrs, presque noirs, gras, sentant bon ! Certaines tendaient des couvertures, en les tenant par les coins. D'autres étaient montées dans les branches; elles jetaient les olives dans les couvertures afin qu'elles ne s'abîment pas. Je grimpai. Je cueillis les olives. Lorsque je repartis, on me donna des biscuits et un verre de vin rosé. Le bonheur !

                     Revenu au "champ d'euf", il me fallut quelque temps pour reprendre mes esprits : Pas facile de changer à nouveau de peau ! J'en avais la tête qui tournait _ "Calme-toi, mon coeur" _ Je me glissai dans une salle de classe ...

                      Au collège, personne, jamais, ne me reprocha mes escapades.  Est-il possible que personne ne s'en aperçût ?  _  Si c'est intentionnellement qu'on a fermé les yeux, on a bien fait : Ce sont ces escapades qui m'ont permis de revêtir enfin ma propre peau, incomparable à celle des autres ... Et de m'y trouver à l'aise un jour !





                                              *




LE PEINTRE EN BÂTIMENTS





                  Je dirai plume, plume d'oie et duvet pris à l'aisselle du cygne. Je dirai ventre du poisson, ventre de la lune. Je dirai l'oeil et l'oeuf, et l'émail de la dent. Je dirai le lait, la crème et le fromage, le fromage frais, les cristaux du sel, le sucre et la farine du blé. Je dirai nacre et coquille, et je dirai ivoire, faïence et porcelaine, céramique, albâtre, écume, écume de la mer, écume pour les pipes. Je dirai l'ours polaire et je dirai l'hermine et l'agneau. Je dirai drap, drap de coton et drap de lin, nappe. Je dirai mouchoirs, je dirai chemise, je dirai robe, et je dirai traîne, traîne de la robe de la mariée. Je dirai voiles et voilages. Je dirai étole et brassard, et l'aube et l'hostie. Je dirai Vierge. Je dirai écran, écran panoramique. Je dirai les nuages du printemps, nuages de l'été, nuages de beau temps. Je dirai édelweiss et muguet, fleur du pommier encore. Je dirai lys et je dirai gardénia ou magnolia. Je dirai neige aussi, champs de neige, Klondike et Sibérie. Et je dirai glace, icebergs, banquises, glaciers. Je dirai parchemin, vélin, papier, papier-pelure, papier-Japon, papier glacé. Je dirai coiffe et je dirai toque, blouse du pâtissier, blouse du peintre, le peintre en bâtiments. Je dirai plâtre et je dirai chaux, lait de chaux dont le peintre enduit les murs et la façade.

                       Le peintre en bâtiments est un magicien. Il est entré avec son pot et ses pinceaux. Le pot était rempli de lumière. Quand il est ressorti, ma maison était changée.




                                            *




LE COUPE-PAPIER




                     J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix neuvième siècle, du temps de mon grand-père, que je n'ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur était affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de couverture vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il encore ? _ On n'en parle plus guère : Tant de maisons d'édition ont maintenant disparu ! Tout en bas, vous trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du temps : Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que l'on peut lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage, mais l'initié y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai pas plus. Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là, au fond du panier, c'est un livre broché. Au dos, vous pouvez lire son prix : 3 fr. 50, autant dire qu'il n'est pas sorti des presses avant hier, cela vous renvoie à l'indication portée sur la couverture; elle est du reste répétée ici, mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ... Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me l'a vendu vingt francs d'aujourd'hui ( à propos, cela va faire combien d'euros ?).

                    Un livre broché n'a pas du tout la même odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge son nez entre deux pages, l'odeur est indéfinissable : Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose de subtilement très différent, qui rappelle la boîte à ouvrage de ma grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu, aussi, comme le vieil album de photos de ma famille : Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ... Mais oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles sont adoucies, amorties, transformées : Ce sont des odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !

                   Un livre broché, c'est souple, un peu mou. C'est un composé de quelques dizaines de feuillets rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué. On sait que, si le fil venait à casser, le feuillet tout entier viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille, qu'on a ensuite a pliée.

                   Si on voulait extraire un feuillet, on s'apercevrait que, sur la même feuille, les textes destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont typographiés tête-bêche,  de manière à se retrouver dans le même sens une fois le livre composé. 
- Y pense-t-on parfois ?

                 Mais un livre broché à la manière d'autrefois a d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus ... En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le bouquiniste, c'est parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus, bien plus que vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non coupés" ... C'est à dire que le fabricant, ("Achevé d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu les feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ... Songez donc : Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir ! ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de corne ... Il était là, dans le fond du tiroir de droite ... Vous l'aviez oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? _ C'est un truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un cachet monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il, pour clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces choses là, on les voit encore parfois, chez les antiquaires ...

                  J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe papier. J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La main gauche, paume largement ouverte sur la première de couverture, Le coupe- papier dans la main droite, que l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets d'un livre broché, c'est une cérémonie. Comme toute cérémonie, elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre les pages ... Attention, il faut la faire passer entre toutes les pages qui constituent le feuillet, sans en oublier une, sous peine de blasphème !

                    D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un seul coup, pour éviter les hésitations et les remords, sources d'avatars tels que déchirures ou dentelures ... Trancher le papier d'un seul coup, en un seul crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame. Le bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ... Presque rien si le coupe papier est en bon état, juste un effilochement de quelques centièmes de millimètres, comme un minuscule liseré d'écume légère. Le papier fraîchement coupé, cela a son odeur particulière, qui sent un peu l'acier de la lame.

                    Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre, vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous y replongez le nez ... Vous allez maintenant, comme aux murs d'une exposition, examiner l'une après l'autre les eaux fortes ou les xylogravures ... Commencerez vous la lecture aujourd'hui ou bien reposerez vous le livre pour ne le reprendre que plus tard ? ... Un livre broché, non coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que pour vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation d'avoir ouvert vous même la boîte aux merveilles : Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le plein épanouissement de ces sensations vaut bien que, scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les pages d'un livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans une matière de qualité. Il faut ensuite respecter les gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis trancher, trancher d'un seul coup. On peut, entre deux coupures de feuillets, reprendre son souffle, caresser à nouveau de la main gauche bien à plat la première de couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs nés du papier coupé s'envolent et dansent dans un rayon de lumière.




                                             *



LA LETTRE





               La lettre que j'ai reçue aujourd'hui, j'ose à peine en parler, en ces temps où il suffit de porter à l'oreille, en passant devant chez le boulanger ou encore lorsqu'on se promène sur la plage, un petit appareil téléphonique d'autant plus pratique que les conversations qu'il permet évitent, en somme, d'avoir à rencontrer son prochain.

                Je relève ma boîte aux lettres dès que le facteur est passé. Ils sont nombreux ceux qui, comme moi, ne peuvent se résoudre à appeler le facteur autrement que facteur : "Préposé", cela vous a un petit air de "technicien de surface " qui ne me convient pas du tout et auquel je ne me ferai jamais ... Et d'abord, préposé à quoi ? _ Faudrait-il ajouter "Préposé à la distribution du courrier" ?

               Aussitôt après le passage du facteur, donc, j'ai sauté jusqu'à la porte et , d'un tour de clef, j'ai ouvert ma boîte aux lettres, modèle normalisé. Il y avait l'habituelle poignée de petits journaux gratuits distribués pour raisons publicitaires : Je n'ouvre jamais ces journaux, ils vont tout droit à la poubelle ... Il vaut mieux ne pas les faire entrer chez soi, on ne saurait vite plus comment lutter contre leur accumulation. Il y avait aussi une bonne poignée de tracts, de questionnaires, de dépliants et autres choses qui, également, prennent directement le chemin de la poubelle ... Qui en est vite remplie ! Il y avait quelques enveloppes dont l'aspect laisse deviner qu'elles ne contiennent elles-aussi, que des publicités ... On vérifie pour la forme, et on jette aussi, les enveloppes et leur contenu. J'ai mis à part deux enveloppes blanches dont la présentation ne laisse aucun doute : Ce sont des relevés bancaires ... On les examinera plus tard. Une fois ce tri effectué, il restait une enveloppe oblongue; son papier était d'une texture inaccoutumée, d'une couleur légèrement différente de celle à laquelle on est habitué.

                    J'ai pris cette enveloppe par un coin, tenant les deux enveloppes de la banque dans la main gauche. Le timbre était inhabituel, le tampon d'oblitération difficilement déchiffrable. Je suis rentré chez moi. Je me suis débarrassé des lettres dont l'ouverture pouvait être remise. Je suis allé jusqu'à mon bureau. Je me suis assis à ma table de travail. Recevoir d'on ne sait où une lettre d'on ne sait qui, à propos d'on ne sait quoi, cela demande méthode et requiert le respect des rites.

                   Les journaux et les prospectus, on les jette. Les lettres de la banque, on en remet l'ouverture à plus tard ... Ouverture brutale et barbare : On déchire un angle, on passe un doigt sous le rabat, on poursuit la déchirure ... De toute façon, on jette l'enveloppe aussitôt. Mais cette lettre là, on commence par l'examiner : Le nom, l'adresse, ce sont bien les miens. L'écriture est belle, alerte, élancée, régulière ...

                   _ " Mais où donc ai-je déjà vu cette écriture ? Je la connais, mais je n'arrive pas à me souvenir ... "

                   On retourne l'enveloppe : " Non, il n'y aucune mention de l'expéditeur." Il faut poursuivre l'examen selon le cérémonial. On revient au timbre, dont on scrute à nouveau la figurine : Stylisée, elle conserve son énigme. Le pays d'origine ? _ Son nom doit être écrit là, mais les caractères dans lesquels il est écrit ne sont pas des caractères latins, allez donc y comprendre quelque chose ! Respect pourtant, respect dû à une correspondance qui vient certainement de très loin, d'un pays où les coutumes ne sont pas les nôtres, où la langue est autre ...

                     _" Et pourtant, je suis sûr que je connais cette écriture. C'est même celle de quelqu'un qui m'est proche, très proche, j'en mettrais ma main au feu ! ... Quelqu'un qui me serait proche ... Mais que fait-il donc dans ce pays-là, de l'autre côté du globe ? ... Il est vrai que les gens voyagent si facilement à notre époque, et jusque dans des pays dont la seule idée, il y a quelques années, eut paru invraisemblable ! "

                      On a beau tourner et retourner l'enveloppe, on ne sait toujours rien de plus. On ouvrirait bien ... Mais, au fond, on fait durer le plaisir. Car c'est un plaisir : Quelqu'un, quelqu'un qui m'est proche, qui m'est cher sans doute, quelqu'un qui se trouve sur un continent lointain, dans je ne sais trop quel pays, pour je ne sais trop quelle raison ... Et je tâte l'épaisseur de la lettre : Il y a plusieurs feuillets, contenus là-dedans. Celui qui m'écrit ne se débarrasse pas d'une corvée : Il se fût contenté d'expédier une carte postale ... Quelqu'un qui pense à moi, auquel je suis assez cher pour qu'il ait pris sur son temps pour s'entretenir avec moi. Quelqu'un qui a pris plaisir à penser à moi ...

                       On se passe l'enveloppe sous le nez, machinalement. On sait pourtant bien que, depuis fort longtemps, les lettres ne se parfument plus ... Et puis, à quoi allait-on rêver ? Allons, il faut l'ouvrir ...

                       J'ai posé la lettre sur le coin de ma table de travail, sans l'ouvrir encore ... Toujours pour le plaisir.

                         _" Allons, on y va ?"

                       On y met les formes. On respecte les rites. On va chercher, dans le petit tiroir de gauche, le canif que l'on tient de son père ... Peut-être même celui-ci le tenait-il ... ? ... Bon ... Passons, c'est un tout petit canif chromé dont la lame brille et dont le manche est guilloché. On ouvre le canif, lentement. On glisse la lame dans l'angle du rabat de l'enveloppe. On procède à petits coups, à tout petits coups, par courtes avancées soigneuses. C'est à peine si l'on entend crisser le papier ... Non, on n'a pas passé la lame sous les feuillets, les pages de la lettre s'en seraient trouvées coupées en deux ... On a bien fait attention. L'enveloppe ouverte, on saisit les feuillets entre le pouce et l'index, on les déplie, on va tout droit au dernier d'entre eux, tout au bas de la page, là où se trouve forcément la signature ...

                    _" Ah! C'est lui ! Évidemment, cela ne pouvait être que lui ! "

                   Tout à coup, on est bien aise. On a maintenant tout son temps, tout son temps pour permettre au visage de son correspondant de sortir des limbes, de prendre réalité : Il est là, c'est lui ... Nous verrons tout à l'heure ce qu'il a à nous dire ... Mais que je suis bien aise de le recevoir !




                                            *



NOS VÊTEMENTS




                  Avril est pluvieux souvent. Les averses tombent dru. La neige se rencontre encore en certains endroits et, ailleurs, ce sont les orages qui font tomber la grêle ..." Comme des hallebardes ", selon l'expression consacrée. Le plus désagréable, c'est la boue, lorsqu'on marche sur les chemins, à travers champs, à travers monts et vallées, surtout si l'on a la malchance de passer là où un troupeau a piétiné, là encore où les pneumatiques d'une motocyclette ont creusé des ornières en forme d'arabesques profondes.

                   Pourtant, à bien y réfléchir, quel que soit le temps, chaud ou froid, sec ou pluvieux, marcher est aujourd'hui un vrai plaisir, comparativement à ce qu'on connu nos parents, à ce que nous avons connu nous-mêmes lorsque nous étions enfants. Ce bonheur nous est offert ... Y songeons-nous de temps en temps ? ... Par les industriels du textile et du vêtement.

                 Nous avons connu les lourdes capotes de drap que portaient les soldats de la guerre de quatorze et, encore, ceux de quarante. Lourdes capotes, pantalons, blousons de drap rouge-garance, bleu-marine ou kaki. Drap de laine foulée, dégraissée, grattée, rasée, que l'eau alourdit encore en l'imbibant comme une éponge. Drap rêche, raide, difficile à laver, encore plus difficile à repasser ... Et vous devez le repasser " à la pattemouille", avec un fer très chaud, en appliquant sur le tissu un linge de toile humide : A la chaleur, l'eau siffle, la vapeur monte, se développe ... L'opération fait naître une odeur de suint qui imprégne toute la maison. Oh ! La corvée de lavage et de repassage, pour le soldat qui s'apprête à la revue des permissionnaires ! Les chemises de toile sont plus faciles à traiter : Lourdes au lavage, malgré tout elles se repassent plus aisément. Encore y faut-il tout un savoir-faire et tout un art ! Je ne parlerai des chaussettes de laine que pour rappeler la crasse qui les enduisait si vite et les trous qui obligeaient si souvent à les repriser ... Il faudrait encore parler des chaussures de cuir, avec leurs semelles à clous, leurs fers et leurs talons : Il arrivait que, décousues, elles se missent à bailler comme gueules d'alligators. Mouillé, le cuir devenait raide, dur même, blessant ...

                   _ " Graissez, graissez vos chaussures, tous les soirs avant de dormir. Graisse de porc ou graisse de phoque, graissez vos chaussures ..."

                  Les chaussures de marche étaient très mal imperméabilisées, les chaussettes devenaient vite humides, puis complètement trempées ... Gare aux ampoules, gare aux pieds blessés !

                   Ma pauvre mère, je n'oublie pas les journées où bouillonnait la lessiveuse sur son feu de bois. Lourds draps de toile de lin ou de toile de coton, certains de chanvre encore ... La lessiveuse crache la vapeur, tremble et s'agite, souffle, écume. Je n'oublie pas l'effort des bras et celui des mains, frottant, frottant avec le cube de savon et frottant avec la brosse en chiendent. Je n'oublie pas les reins douloureux à force de se plier sur le bord du lavoir, la torsion, à quatre mains, pour l'essorage, l'étendage sur les fils, dans la cour de la maison ... Lourds, lourds les draps à étendre ! Il faudrait parler encore des "carreaux" de fonte mis à chauffer sur le poêle, du petit manipule pour en saisir la poignée sans trop se brûler la main. Il faudrait parler de la "mouillette" pour l'humidification, de l'amidon, utilisé pour les chemises, que sais-je encore : J'ai certainement oublié plusieurs étapes, en toutes ces opérations ! Ma mère, lorsqu'elle " se mettait en lessive", en avait pour trois jours ! Ah ! oui ... Il faudrait encore parler des boules de " bleu " utilisées pour que le linge paraisse plus blanc.

                    Lorsque je suis arrivé à l'étape hier au soir, au sortir des monts de l'Aubrac, j'ai posé ma veste sur un cintre; je l'ai suspendue dans la salle de douches. J'ai accroché mon "poncho" de nylon à la poignée d'une fenêtre haute, tout simplement. J'ai lavé mon pantalon tout maculé de boue; je l'ai lavé entièrement, à l'eau froide, et je l'ai rincé dans le lavabo. J'ai rapidement décrotté mes chaussures; j'en ai passé les semelles sous le robinet . Les chaussures étaient demeurées sèches à l'intérieur et les chaussettes l'étaient donc aussi. Mes chaussettes ne sont plus trouées. Ce sont elles, pourtant, qui donnent toujours le plus de soucis : Il faut les allonger sur le radiateur du chauffage central pour espérer les faire sécher pendant la nuit;

                        Merveilleux tissus, si faciles à entretenir ! ... Le sac à dos en est plus léger ! Comme ils sont loin, les draps peignés, grattés, foulés. Les toiles lourdes et rêches ne sont plus que souvenirs : On se couche dans un drap léger, qui se salit peu, demeure frais et n'exacerbe pas les odeurs. Au matin, tout le linge est prêt à enfiler, sec, souple, propre. Il n'y a plus de repassage ! On a même inventé des tissus qui " respirent ", permettant l'effort sans les inconvénients de la transpiration. Mieux, on a inventé des tissus qui sont chauds lorsqu'il le faut et frais lorsque le soleil brille. Les chaussures elles-mêmes sont devenues légères, souples et étanches. Marcher est devenu, dans ces conditions, un vrai bonheur. Les intempéries ne sont plus redoutables ni redoutées.

                      Soldats de l'Empereur, vous qui traversiez des continents entiers sous la pluie et sous la neige, dans vos uniformes de drap, avec tout votre barda sur le dos et les pieds dans vos lourds godillots ... Poilus de Quatorze et de Quarante, embourbés, imbibés sous la pluie de la Champagne et des Ardennes, pèlerins au long cours, marchands et rouliers, marins trempés par les embruns, s'enroulant tous, le soir venu, dans leurs couvertures humides plus ou moins habitées par la vermine ...



               
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LE GINKGO BILOBA




                   _ " Me permettez-vous, très chère amie, de prendre congé ? Je suis engagé pour un rendez-vous auquel je ne saurais manquer puisque voilà que, pour un moment, le ciel a séché ses larmes. C'est un rendez-vous très intime, celui auquel je me rendrai. Oh ! Ne craignez pas, j'y serai tout plein de vous !

                   _ " Voici plusieurs jours que la pluie ne cesse de tomber. Tant et tant il a plu que les ruisseaux débordent. Les allées sont inondées. Le merle sautille sur la pelouse détrempée. Il vous regarde de côté puis, au dernier moment, en quatre battements d'ailes, il s'éloigne de trois pas. Il lance un trille. En cette fin de novembre presque tous les arbres sont déjà nus. Leurs écorces noires ou blanches, lisses ou gercées sont toutes luisantes . Les rameaux griffent les nuages qui passent en troupes pressées. Le parc se prépare à l'hiver. Une vieille dame promène son chien qu'elle tient en laisse afin qu'il ne se mouille point. Des marrons ont roulé.

                      - " J'ai rendez-vous, voyez-vous, avec un arbre qui s'appelle Ginkgo biloba. Permettez- moi d'aller le retrouver pendant qu'il en est temps encore. Il est souple, élancé, bien équilibré. On dit qu'il appartient à une famille très ancienne. Sa généalogie remonterait aux éres antédiluviennes. Ses ancètres auraient été là au temps des dinausores. C'est un arbre de qualité, distingué, élégant et riche. On dit que c'est un arbre magique et bienfaisant. Il serait enchanteur et thaumaturge, peut-être un peu sorcier ...

                    _ " De ce pas, je le vais aller trouver tout au bout de l'allée des charmes et des bouleaux. Au beau milieu de la clairière il flambe de tous ses feux, ayant, seul, gardé son feuillage. Par je ne sais quelle incroyable alchimie, il en a transmuté la matière en or fin, étincelant. Il surgit à la vue d'un seul coup, tout entier, haut fuseau incandescent.

                      _ " Immanquablement on pense à l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, à l'arbre de vie, on pense au Paradis. On cherche les chérubins. On pense aussi au Buisson Ardent, lequel se découvrit à Moïse sur le Mont Sinaï. On l'appelle l'Arbre-aux-Quarante-Écus. C'est l'Arbre-aux-Quarante-Mille-Écus qu'il faudrait dire, et ces écus sont tous d'un or du meilleur aloi ... Ne me parlez point d'Esméralda, de ses cymbales, ni de ses sequins de cuivre.

                     _ " Voyez-vous, chère, dans le parc, tout au bout de l'allée, j'ai rendez-vous avec un arbre prodigieux et sybillin tout à la fois. Il porte robe de grand couturier brodée d'or. Je dois me presser de l'aller voir car je sais que demain, d'un seul coup, il aura dépouillé sa chasuble incroyable. Il sera nu et ses trésors seront répandus autour de lui ... Ne viendriez-vous donc pas avec moi lui rendre une visite ? "




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L'ALCHIMISTE







               C'est fou, ce que l'on peut mettre dans mon verre, vous savez, un beau verre de l'INAO ( Institut National des Appellations d'Origine ... ) ! ... C'est un verre à pied, un verre élancé, tulipé. C'est un verre qui se gonfle et puis dont les bords se resserrent, pour conserver au vin tout son arôme et tout son bouquet ... Ah ! mais ! ... C'est que ce n'est pas la même chose, l'arôme et le bouquet ! Le premier est dû au cépage et le second se développe au cours du vieillissement. Si vous ne parvenez pas à distinguer toute la subtilité des différences, plongez le nez dans votre verre et humez ...

                Mais avant de humer ainsi, et si vous ne voulez point déchoir dans l'estime des connaisseurs, vous devez saisir le verre par le pied, le lever à hauteur de vos yeux, à contre-jour, apprécier la robe du vin : Rouge sombre, rouge-rubis, grenat, grenat brillant, grenat-pourpre, grenat-violet, grenat-sombre, noir, grenat-noir, robe flamboyante à reflets violets ... C'est fou ce que les vins de Bordeaux peuvent apporter comme nuances aux galbes de mon verre : En se vidant, la bouteille le remplit de fleurs ou de gemmes en fusion.

                Après avoir admiré, vous pouvez sans crainte prendre l'air d'un connaisseur. Mais à ce moment précis, les choses se compliquent : L'instant est venu d'apprécier le nez ... C'est le vin, au bout du compte, qui a un nez, ce n'est pas vous ! Il vous faut saisir le verre par le pied, entre deux doigts. On pourra vous expliquer que, si le verre a un pied, c'est pour vous éviter de transmettre au vin, par l'intermédiaire des flancs du verre, la température de votre paume. Car il vous faut déguster chaque vin à une température spécifiquement adaptée. Il y a des thermomètres pour cela; on en vend dans les caves bien fréquentées. Bon, tenant votre verre entre deux doigts, par le pied, vous devez le faire tourner, pour imprimer à la liqueur une rotation qui va créer en son coeur un tourbillon, un Maëlstrom en réduction. Cela s'appelle aérer le vin.C'est indispensable pour lui permettre de développer ses arômes et son bouquet. Attention, regardez bien comment s'y prennent vos voisins avant de faire tourner votre propre verre : Le petit Maëlstrom se creuse aisément et il arrive qu'un tsunami en réduction se crée, vous arrosant les pieds ou le gilet ... Ou bien, tout à la fois, les pieds et le gilet de votre voisin ! Vous avez réussi ? _ Parfait ! Conservez un air parfaitement dégagé et humez ...

                    Nez de fruits rouges ou de fruits noirs, de cerises, de cerises confites, de griotttes, de cassis, de fraises ou de framboises, de myrtilles, de gelée de mûres, de pruneaux, nez de prunes rouges, de fruits compotés, nez de rose rouge, d'épices douces, de pain d'épices, nez de grillé, nez de cuir ( oui, de cuir, et Jean de Lavarende n'y est pour rien là-dedans; n'en faisons pas un oenologue averti ! ), nez boisé, nez cacao, nez café, nez de vanille, nez de poivre, nez de poivron, nez de violette, de pivoines, de thym grillé avec des notes de truffe et de muscade, beau nez réglissé, nez assez frais, explosif aux arômes délicats, nez de fumée de bois ... Et si tout cela vous laisse pantois, ne perdez pas votre air assurément compétent, dites : " Ce vin a un caractère très expressif ! ", cela n'engage à rien.

                     Au goût ... Mais encore faut-il savoir s'emplir la bouche, faire passer le vin sur et sous la langue, lui faire baigner la luette et la gorge, le mâcher puis, éventuellement, le cracher dans le bac à sable ... Regardez comment font les autres ! Au goût, il faut apprécier d'abord la constitution générale du vin : La finesse, le corps ... Le vin est corsé, charnu, charpenté, plein, équilibré, élégant, racé ... Ensuite, on doit juger la douceur : Le vin est souple, moëlleux, rond, coulant, velouté, soyeux, tendre, gras ... Enfin il reste à évaluer la "vinosité" : Le vin est nerveux, capiteux, chaud, généreux, puissant ... Autrefois j'entendais dire que le vin avait " de la cuisse "... Ah! Ces vins qui avaient " de la cuisse" ! Mais aujourd'hui, je crois que les vins n'ont plus de " cuisse ", et je trouve que c'est bien dommage ! ... Il y a bien encore un vin qui se dénomme " Cuisse de Nymphe "... Mais ce n'est pas un grand vin paraît-il, et puis je crois que c'est un rosé !

                          De nos jours, on verse dans mon verre INAO tant de couleurs, tant de gemmes, tant de fruits, tant dépices ... J'y trouve tant de gras, tant de tannins, l'attaque est si friande, la bouche est si serrée, si racée, la finale si longue est si fruitée ! ... Il n'empêche, je regrette la " cuisse " !

                       ... Tout cela à propos des grands Bordeaux ... Mais une piquette bien fraîche, bue à la régalade sous le jet d'une gourde en peau de chèvre ! Cela aussi vous a un goût de petit bonheur !






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ENVOI

                    "Et pourquoi ne ramènerions nous pas,  de ce nouveau voyage dans le temps, une des billes de cristal avec lesquelles deux chérubins jouent dans le Paradis humoristique de Théodore Zeldin et que l'ambassadrice de l'auteur rapporte sur terre et place dans une vitrine avec l'étiquette :

"Fragment de bonheur trouvé au Paradis ? "

- D'après Jean Delhumeau ( Une Histoire du Paradis-Fayard, tome 1 , " Le Jardin des Délices " - Ouverture )